Dernier Coup de Dé

― Une voile ! une voile !… À ce long cri de joie

Que chaque écho sonore à l’autre écho renvoie,

Un double cri parti de deux points divergents,

Défi des assiégés, hourra des assiégeants,

Clameurs à tous les cœurs par l’espoir arrachées,

Répondit coup sur coup des murs et des tranchées.

- Sauvés ! s’écriait-on ensemble ; et les bravos

Éclataient à la fois dans les deux camps rivaux.
C’était au lendemain des fameuses journées

Qui devaient à jamais fixer nos destinées.

Montcalm ― qui triomphait naguère à Carillon ―

Se taillant un linceul dans son fier pavillon,

Trahi par la victoire avait donné sa vie,

Disant comme autrefois le vaincu de Pavie :
- Tout est perdu, hélas ! hors l’honneur du drapeau !
Sur son corps les vainqueurs passant comme un troupeau

Avaient, semant partout le carnage et la flamme,

Arboré sur nos murs leur sanglante oriflamme.

Québec, comme deux ans plus tôt Chandernagor,

Affamé par Bigot et vendu par Vergor,

Sans poudre, sans canons, sans vivres, sans ressources,

De l’héroïsme ayant tari toutes les sources,

Avait brisé son glaive ainsi qu’un ancien preux.

Sur ses remparts croulants, sur ses créneaux poudreux,

Pour relever les plis de la bannière blanche,

Lévis, cet immortel soldat de la revanche,

Avait, ressuscitant l’espoir au fond des cœurs,

Dans un suprême effort écrasé les vainqueurs !
Et l’Anglais dans les murs, le Français sous la tente,

Assiégés, assiégeants, s’épuisaient dans l’attente

Des secours si longtemps implorés d’outre-mer.
Tous les matins, Lévis, de son regard amer,

Les yeux rougis, sondait les lointains du grand fleuve.

Murray, de son côté, braquait vers Terre-Neuve

Sa lunette de nuit qui tremblait dans sa main…
Et l’on se demandait : ― Qu’adviendra-t-il demain ?
Chez les deux combattants l’angoisse prédomine ;

Désormais l’ennemi commun, c’est la famine !

Le courage de l’homme a dit son dernier mot ;

Le destin maintenant a la parole ; il faut

Que l’aube à l’un ou l’autre apporte l’espérance.

L’aube, est-ce l’Angleterre, ou sera-ce la France ?…

Jamais deux joueurs, l’un devant l’autre accoudé,

N’avaient encor pâli sur un tel coup de dé…

Terrible incertitude, anxiété profonde,

La voile à l’horizon, c’est la moitié du monde !

Une voile ! une voile ! a-t-on crié là-bas ;

Et, minés par la faim, brisés par les combats,

Déguenillés, transis, vaincus de la souffrance,

Nos soldats ont poussé ce cri sublime : ― France !
Doute affreux ! Incliné sous ses huniers géants,

Un navire doublait la pointe d’Orléans.

De quel côté, mon Dieu, va pencher la balance ?

Maintenant les deux camps haletaient en silence.

Qu’on juge s’ils étaient poignants, accélérés,

Les battements de cœur de ces désespérés !

La pâleur de la mort glaçait tous les visages ;

Les minutes étaient longues comme des âges !
Enfin, le lourd trois-mâts, toutes voiles dehors,

Et démasquant soudain ses deux rangs de sabords,

Vaisseau fatal sur qui l’ombre du destin plane,

Sous les canons du fort pare à se mettre en panne.

Nul étendard ne flotte à son mât d’artimon.

Est-il contre ou pour nous ? est-il ange ou démon ?

On ne respirait plus. Lévis, la mort dans l’âme,

Attendait calme et froid le dénoûment du drame.
Tout à coup, du vaisseau qui présente son flanc,

Un éclair a jailli dans un nuage blanc :

C’est un coup de canon. L’âpre voix de la poudre,

Répercutée au loin comme un éclat de foudre,

Va se perdre, sinistre, au fond des bois épais.

Et les guerriers saxons du haut des parapets,

Et les soldats français penchés sur les falaises,

Virent monter au vent… les trois couleurs anglaises !
Le sort avait parlé, notre astre s’éclipsait…

L’exil cruel, sans fin, d’un peuple commençait.

Un roi sans cœur, jouet d’une femme lubrique,

Pour défendre la France et sauver l’Amérique,

N’avait pas même su ― le lâche libertin ! ―

Dépêcher vers nos bords le traînard du destin !

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