À Alphonse Lusignan.
D’un poète aimé j’ai fermé le tome,

Et, pensif, je songe à toi, mon ami;

Car le souvenir, gracieux fantôme,

Hante bien souvent mon coeur endormi.

Je pense au passé, beaux jours de jeunesse,

Des illusions âge décevant,

Songe passager, temps de folle ivresse,

Flot de poudre d’or qu’emporte le vent!

Nous avions pour nid la même mansarde;

Le coeur près du coeur, la main dans la main,

Nous allions gaîment… Oh! oui, Dieu me garde

D’oublier ces jours, fleurs de mon chemin!

Je l’aime toujours ce temps de bohème

Où chacun de nous par jour ébauchait

Un roman boiteux, un chétif poème

Où presque toujours le bon sens louchait.

Oui, je l’aime encor ce temps de folie

Où le vieux Cujas, vaincu par Musset,

S’en allait cacher sa mélancolie

Dans l’ombre où d’ennui Pothier moisissait.

Nos quartiers étaient à peine accessibles :

Passage grenier, mais logis mesquin;

Confuse babel d’objets impossibles :

La toge romaine au dos d’Arlequin!
C’était un spectacle à rompre la rate

Que ce galetas à moitié salon,

Où Scarron faisait la nique à Socrate,

Où Scapin donnait la réplique à Solon.
Partout des bouquins et des paperasses,

Croquis et bouquets, fleurets et débris,

Pandémonium d’articles cocasses,

Jonchant au hasard parquets et lambris.
Flanqué d’un cummer et d’une chibouque,

Tout noir au milieu d’un cadre branlant,

Un portrait en cap de monsieur Soulouque,

Faisait la grimace à mon chien Vaillant.
En face, perché sur une corniche,

Un plâtre poudreux nous montrait à nu

Diane chassant avec son caniche

Aux bords de l’Ismène Actéon cornu.
Sur un vieux rayon tout blanc de poussière,

Rabelais donnait le bras à Caton;

Pascal et Newton coudoyaient Molière,

Gérard de Nerval masquait Duranton.

Il me semble voir la table rustique

Chef-d’oeuvre branlant, au pied de travers,

Où nous écrivions en style emphatique

Nos lettres d’amour et nos premiers vers.
Et tous ces amis à la joue imberbe,

Que les soirs d’hiver chez nous rassemblaient,

Ministres futurs, grands hommes en herbe,

Que les noirs soucis jamais ne troublaient!
Gaudemont vantait son Italienne;

Sur un pan du mur Moreau crayonnait;

Buteau nous chantait quelque tyrolienne;

Auger, dans un coin, ratait un sonnet;
Faucher écrivait pour la Mascarade;

Paul ressuscitait un vieux calembour;

Cassegrain lisait sa Grand-Tronciade

À Jack, qui ronflait ainsi qu’un tambour;
Henri nous gâchait de la politique;

Arthur empruntait sa pose à Talma;

Vital aiguisait sa verve caustique,

Et Le May rêveur chantait Sélima.
Il me semble voir la piteuse lippe

Que tu nous faisais quand, tant soit peu gris,

Un profane osait, allumant sa pipe,

Déclarer la guerre à tes manuscrits.

Musique, peinture, amour, poésie,

Jeunesse et gaîté, brillants tourbillons,

Vous nous embaumiez de votre ambroisie;

Vous tissiez nos jours avec des rayons!
Et quand venait mai dorer notre chambre,

Ouvrant la fenêtre au printemps vermeil,

Nous respirions l’air tout parfumé d’ambre

Qui venait des prés tout pleins de soleil.
Bientôt, à son tour, adieu la croisée!

Et chaque matin, au sortir du lit,

Nous allions aux champs, malgré la rosée,

Surprendre les fleurs en flagrant délit.
Oh! qu’il faisait bon aller sous les ormes

Guetter l’alouette au bord des ruisseaux,

Voir glisser la nue aux flocons énormes,

Écouter chanter les petits oiseaux!
Te souvient-il bien de nos promenades,

Quand, flâneurs oisifs, les cheveux au vent,

Nous allions rôder sur les esplanades,

Où l’on te lançait maint coup d’oeil savant?
Tout était pour nous sujet d’amusettes;

Sans le sou parfois, mais toujours contents,

Nous suivions aussi le pas des grisettes…

Nous rendions des points à Roger Bontemps.

Je t’ai vu souvent faisant pied de grue,

Pour lorgner dans l’ombre un joli chignon,

Ou pour voir comment, traversant la rue,

Une jambe fine orne un pied mignon.
Et nous rêvions gloire, amour et fortune…

Et, comme en rêvant l’homme s’étourdit,

Nous nous découpions des fiefs dans la lune,

Le soir, en allant souper à crédit.
Nous aurions voulu, tant nous sentions battre

D’ardeur et d’espoir nos coeurs de vingt ans,

Ivres de désirs, monter quatre à quatre,

- Fous que nous étions! – l’échelle du temps.
Nos âmes brûlaient pour la même cause;

Nos coeurs s’allumaient au même foyer;

Et, quand arrivait l’heure où tout repose,

Nous nous partagions le même oreiller.
Nos soirs n’avaient point de songes moroses:

Tu rêvais à tout ce que nous aimions;

Moi, je rêvais à… mais, comme les roses,

Le souvenir même a ses aiguillons.
Et pourtant celui de ce temps m’enivre…

Beaux jours sans soucis et nuits sans remords,

Où le seul bonheur de se sentir vivre

Remplissait d’émoi nos coeurs jusqu’aux bords!

Mais plus tard, hélas! le vent de la vie

Sur notre lac pur soufflant sans pitié,

Il fallut quitter la route suivie

Depuis si longtemps par notre amitié!
Petit à petit vinrent les jours sombres :

Chaque lendemain nous désabusait…

Mais l’éclair ne luit que mieux dans les ombres;

À l’or le plus pur il faut le creuset.
Aux réalités il fallut se rendre,

Quand un beau matin l’âge nous parla;

Il restait encor deux chemins à prendre :

Je choisis l’exil, toi l’apostolat.
C’étaient deux billets à la loterie :

Le plus triste lot me fut départi…

Le sort me traitait sans cajolerie :

Je lui ris au nez et pris mon parti!
Depuis lors, narguant tout ce qui me froisse,

En vrai Paturot passé bonnetier,

J’amasse un pécule, et de ma paroisse

J’aspire à l’honneur d’être marguillier.
Je me moralise et j’envoie au diantre

Les refrains grivois du vieux Béranger;

Je ne chante plus, mais je prends du ventre…

On nomme cela, je crois, se ranger.

Cependant, le soir, au feu qui pétille,

Quand passe ma main sur mon front lassé,

Souvent à mon oeil une larme brille :

Ah! c’est que, vois-tu, j’aime le passé.
J’aime le passé, qu’il chante ou soupire,

Avec ses leçons qu’il faut vénérer,

Avec ses chagrins qui m’ont fait sourire,

Avec ses bonheurs qui m’ont fait pleurer!
Et puis, à tous bruits fermant ma fenêtre,

Divisant mon coeur moitié par moitié,

J’ai fait pour toujours deux parts de mon être :

L’une est au devoir, l’autre à l’amitié!

Chicago, mars 1868.

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