La Sainte Lance

I
Un homme apparaît dans une impasse; un souci orne le front de sa maison, et sur les carreaux distendus, c'est toute une teinte morale que prennent les reflets du couchant. Puis l'enfance

mal éclairée par l'entre-deux, jusqu'au perron d'où semblent s'ordonner tous les éléments du monde. Enfin dans la cour de l'école, parmi les réfugiés de

la Petite Russie, le don de la tristesse et du récit comme un messie tremblant. Mais dès que juin rend le bleu extatique, les fruitiers portent cet être dans les strates d'un

savoir infini. Sur les toits, on reçoit aussi les odeurs matinales, et des sons minéraux et des vues sur des pays inachevés.
II
Mille neuf cent et quelques. L'année des météores. L'étranger prisonnier qui soigne le jardin, purifie aussi la langue des jeunes gens; vers quinze heures, tandis que la

mère saigne par le bas dans ses draps déchirés, il passe de la chaux sur le tronc des arbres. Du ciel noirci, une tourterelle vient lui faire un casque sur ses cheveux

blonds.
III
Par deux fois quelque chose appelle l'enfant barbare, une plainte qui lève d'entre les filles extasiées à l'église : « hymen » ou « amen ». Sous sa main,

les noyers se tordent miraculés, leurs plaies gavées de ciment.
IV
Des siècles de roses se sont délavés sur les murs de la chambre avant que ne s'y endorme l'étranger et qu'il ne la libère de l'influence du noir. Au travers des

lés fanés, les plâtres malades du salpêtre révèlent la face d'une sainte et laissent passer la prière étouffée de la vieille :
« L'ange Gabriel
Qui descend du ciel
Qui demande à Marie
Dormez-vous...? »
V
Du verger, l'homme apportera ce soir un nouveau dieu dans son mouchoir, luciole fragile dont l'éclat pâlit sous les lumières de la raison. On cherchera très haut Deneb, un

brûlot qui dérive dans la lumière naufragée, sa pulsation au cœur du Cygne, comme un remède à l'insomnie.
VI
Un auteur grec est souvent cité par l'aïeul alors que celui-ci se tient dans la gloire violette de la véranda et il est vrai qu'avec l'ordre des rames et des châssis, le

jardin résume le Grand Tout, ses plaines étincelantes plantées de myrtes et de peupliers. Il suffit cependant qu'il soit midi pour qu'à travers le vitrail rouge du vin sur

la table, la nature apparaisse accablée d'ombres et de lueurs d'un mystère nocturne. On sent bien que l'on est pris dans un passage difficile de la création où se

découvre peu à peu la figure d'un importun à qui il faut sortir rapidement un couvert. Il est là, assis à contre-jour devant la fenêtre, le Déchiré, le

Crucifié ou l'Imposteur de la fin, qui annonce sa Passion, tout en dépliant sa serviette.
VII
De l'escale qu'il fit à Patmos sous l'armée d'orient, il garde aussi cet usage d'après manger : se porter au-devant du secret sur le perron comme sur une jetée qui s'avance

dans la vague des roses, des pensées, des graviers marqués de fines spirales du crétacé. Et le secret est présenté dans de longs bandeaux de deuil qui tombent de

midi. Le quatuor des anges aveuglés par leur propre clarté, ce sont les buis taillés carrés étincelants; et l'arche est délivrée quand il revient à

table; boîte d'un bois veiné avec son œil vert et sa litanie de villes européennes. Il se fait alors que par les défilés vides des rues, tonne une même voix

qui dit la question du monstre, la mort du chèvre-pied, l'attente d'un monde, sur un fond de gamme chromatique sans cesse recommencée.
VIII
Après avoir lu tant d'ouvrages qui disent du mal de la Vraie Croix, il ne sait plus à quelle part du jardin consacrer son souci. D'un côté, c'est la verdure qui appelle la

cruauté d'une géométrie généreuse, et de l'autre la beauté des iris avec des insectes démoniaques cachés dans leurs calices. Quand les enfants sont

questionnés sur l'origine des roses et leur soin, ils invoquent une main mystérieuse et l'absolue vérité. De la merveille bleue du sulfate, elles tirent un songe qui les

pose dans la méditation de l'être blessé aux tempes.
IX
Depuis son pacte avec le Seigneur, l'épouse vit sous l'influence de ses émissaires, et elle ne lit plus que des ouvrages sur les statues qui pleurent à cause de la

persécution des Eglises. À minuit, un froid réveille ses entrailles comme la voix lointaine de son fils le fugueur qui disparaît à la même heure dans un camp de

Galicie. Tous les matins, elle allume un autel d'herbes et de feuilles brunes au fond de l'allée pour réclamer le corps aux factionnaires à peine construits dans le

brouillard.
X
Parmi les hautes rames qui se découpent sur le couchant emportant vers les cieux le feu des capucines, se dresse la Très-Sainte Lance d'Antioche à laquelle aucune fleur ne

s'attache en souvenir de l'eau mêlée du sang. D'une resserre de l'Évangile, un niais la ramena qu'on voit courir le soir après les poules.
XI
« ... Et ce garçon aux lunettes rondes qui s'en était allé porter aux poules leur consolation vespérale, ne reparut que sept années plus tard ayant

déjoué le théâtre du monde », dit le conte allemand qui devient plus réel à mesure que derrière le flot de la glycine renversant le grillage, viennent de

l'est, la musique, la horde et l'étoile.
XII
Le fruit des rêves qui se gâte sous les combles, l'inquiétude tient les parents assis sur le perron ; de grandes vagues de grève viennent les ébranler. Que penser de

ces bruits, de ces odeurs de guerre que le vent ramène de l'est en signe de temps clair?

Dominique Pagnier

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