Chronique de la citadelle d’exil

Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir. Quand je suis enfin face à moi-même et que je dois déposer mes bilans. Plus d'uniforme. Je ne suis plus l'arpenteur égaré d'un espace calculé pour la promenade réglementaire. Je n'obéis plus à la misère des ordres. Mon numéro reste derrière la porte. J'ai fini de boire, manger, uriner, déféquer. J'ai fini de parler pour appeler les choses par leurs noms usés. Je fume d'interminables cigarettes dont la fumée ressort des poumons en éclats de chaînes, en volutes acres de rejets. La nuit carcérale a englouti les lumières artificielles du jour. Des étoiles échevelées peuplent la voûte des visions.

Écrire.

Quand je m'arrête, ma voix devient toute drôle. Comme si des notes inconnues s'accrochaient à ses cordes, poussées par des tempêtes étranges, venues de toutes les zones où la vie et la mort se regardent et s'épient, deux fauves aux couleurs inédites, chacun tapi, prêt à bondir, lacérer, anéantir le principe qui fonde l'autre.

Écrire.

Je ne peux plus vivre qu'en m'arrachant de moi-même, qu'en arrachant de moi-même mes points de rupture et de suture, là où je sens davantage la déchirure, la collision, là où je me fragmente pour revivre dans d'incalculables ailleurs : terre, racines, arbres d'intensité, effervescence grenue à la face du soleil.

Écrire.

Quand l'indifférence s'évanouit. Quand tout me parle. Quand ma mémoire devient houleuse et que ses flots viennent se fracasser contre les rivages de mes yeux.

Je déchire l'amnésie, surgis armé et moissonneur implacable dans ce qui m'arrive, dans ce qui m'est arrivé. Doucement mon émoi. Doucement ma détresse de ce qui fuit. Doucement ma fureur d'être.

Écrire.

Quand il m'est impossible de seulement penser à toi. Et que ma main n'en peut plus de brûler à ton absence là, ton souffle régulier ou haletant, l'odeur de tes cheveux, l'infini de ton épaule, ce silence où je devine coulant tout doucement en moi chaque variation de ta sensibilité. Tu déplaces une main, tu croises ou décroises les jambes, tes paupières cillent, et je sais l'exact frisson qui te traverse, le moment où cette lumière t'incommode, l'instant où tes narines frémissent à la fragrance qui vient de naître, l'image, oui l'image filante qui a brouillé tes iris. Tant de bonheur, est-ce possible ? Tu as la chair de poule seulement au bras gauche et tu plonges de nouveau dans cette vague mutuelle qui nous berce. Mais doucement ma tendresse. Doucement ma fringale de certitude. Doucement mon rêve destructeur d'aphasie.

Écrire, écrire, ne jamais cesser.

Dix ans. C'est quoi dans l'équation d'une vie ? C'était une aube, au creux de ta chaleur. Quand t'étais-tu endormie ? Quand suis-je rentré ? Puis la sonnette s'est affolée. Ils défonçaient la porte à coups de poing. Nous avions su tout de suite. J'ai bondi hors du lit, me suis mis à la fenêtre, ai écarté précautionneusement le rideau. La voiture noire était en bas, dans la rue. Phares éteints. Une Fiat 125. Plus de doute. Puis nous avons entamé les préparatifs, comme pour un long voyage. La sonnette s'affolait, fis défonçaient la porte à coups de poing.

Ecrire.

Impossible de faire autrement. J'ai réfléchi à m'en trouer la cervelle sur ce besoin qui m'a investi. Depuis si longtemps. Et qui fait que la réalité qui se présente à moi est toujours fonction d'une autre, à venir. Qui fait que le présent est un projet permanent, le lieu où j'accumule la matière, les matériaux d'un édifice dont je ne connais encore rien, que je ne peux qu'appréhender comme la pulsation d'un nouvel organe qui s'est logé en moi, grossit à faire mal et petit à petit organise sa fonction. Comment dire cet espionnage vigilant et maniaque du réel ? Et son arène, c'est le vaste théâtre de nos luttes, de nos douleurs, du génocide et des résurrections, de toute vitalité qui ploie sous le joug du silence, de tous les cris clandestins, de toutes les mémoires décapitées. J'ai réfléchi à m'en trouer la cervelle sur ce besoin qui m'a investi. Mais doucement ma lucidité. Doucement ma hargne contre les ténèbres de l'indicible.

Ecrire.

Ce matin glacial de janvier. Premier jour d'exil. J'étais couché sur un banc, pieds et mains ligotés. Un chiffon me couvrait entièrement le visage. L'eau coulait, traversait le linge, se versait dans le nez. Impossible d'en boire.

- Verse par petites quantités, disait quelqu'un à un autre.

- Et toi, maintiens-lui la tête bien collée au banc, chuchotait la même voix.

- Verse encore, encore un peu, s'acharnait la voix.

- Ça suffit maintenant, concluait la voix.

On aurait dit une démonstration autour d'une table de dissection. « Conscience professionnelle », souci du travail « propre » et bien fait. Je ne les voyais pas. J'entendais des voix à distances inégales, le bruit des souliers raclant le sol. Des mains visqueuses aplatissaient ma tête contre le banc. J'étouffais lentement. Je pensais au rythme de la résistance et de la mort pressentie. Mais quelle image, quel éclair d'idée de ce foisonnement pourraient rendre l'ampleur de ce moment où la ligne de vie se distendait, s'amincissait comme une corde à linge tirée violemment par les deux bouts et qui arrive au point où les fils commencent à craquer un à un ?

Écrire, ne pas s'arrêter.

À chaque page triompher de ce malaise, de ce sentiment d'inanité qui me paralyse par à-coups. Peut-on écrire, seulement écrire pour ébranler la férule de l'état de siège, lorsque chaque rue est devenue un traquenard, lorsque les réduits de la torture affichent complet, lorsqu'un peuple entier se vide quotidiennement de son sang, lorsqu'un pays est mis aux enchères, découpé en petits et gros lots de lupanars, de bases de meurtre, de chairs-graisse à machines, de mains esclaves. Et que dire que Fhomme-de-la-rue, que le moindre adolescent jeté sur le trottoir du chômage et de l'errance ne connaissent et reconnaissent comme la face livide du malheur familier : attente, matraque, mépris, balles, haine solidifiée. Mais doucement affres du doute. Doucement ma nausée. Doucement mon volcan irrédentiste.

Écrire.

Cette nuit devant moi, neuve de son silence, des mots qui germent, s'ordonnent et qui viendront entrelacer mon souffle, l'agencer en voix. Il fait bon fumer. Un train siffle dans le lointain. S'approche. Essaim de lucioles invisibles. Chaleur dans les compartiments. Le bar bondé de consommateurs. Voyageurs somnolents aux rêves cahotés, plus ou moins erotiques. Un autre train s'en détache, roule dans la plaine andalouse, me restitue Grenade. Nous deux à Grenade. Tout était émerveillement : s'accouder à un zinc pour prendre un petit verre de jerez, se donner la main, épeler le nom des rues, regarder travailler les artisans calligraphies, dépositaires de l'héritage de l'Alhambra, demander son chemin à des passants avec lesquels le dialogue même le plus élémentaire vous transmet un frisson de fraternité, dormir, se réveiller au même degré d'intensité. Grenade où il était déchirant de s'aimer. Un train siffle dans le lointain. S'approche. Me traverse de part en part. Se détache du tunnel de mon corps. Et de nouveau le silence que trouble si peu l'aboiement timide d'un chien probablement dérangé dans son assoupissement.

Écrire.

Au jour le jour l'étau. Prisonnier ! Qu'est-ce à dire ? Une cellule tout ce qu'il y a de plus cellule : 2,30 mètres x 1,30 mètre environ.

Écrire.

Est-ce l'épreuve seule qui a fait de nous ce que nous sommes devenus, dans notre rapport l'un à l'autre, dans nos rapports aux autres ? Il a fallu nous connaître, nous faire mal, errer de piétinements en balbutiements, nous taire et nous isoler faute de comprendre, triompher allègrement lorsqu'un rayon de lumière venait nous révéler une nouvelle acception de la tendresse, épauler notre désarroi, nous ouvrir la voie pour une étape inédite. Puis nous nous sommes mis à parler à mesure que le monde autour de nous devenait plus réel, à mesure que la poésie nous humanisait, à mesure que notre peuple par ses luttes et ses sacrifices nous octroyait une patrie vivable, à mesure de notre propre réveil au don. Tout ce périple, au bout duquel nous avons découvert que nos mains se ressemblaient terriblement, où nous avons découvert la fraternité.

Écrire.

De nouveau cette nuit incommensurable. Un avion surgit brusquement dans le silence. Son vrombissement éclate comme des orgues aériennes détraquées. Il doit s'apprêter à atterrir. Pourquoi est-ce si poignant ? Et mon corps comme une caisse de résonance qui fourmille de partout. Tu vois, un rien déclenche en moi ta présence, ce qui ne peut être simple souvenir mais vécu vibratoire qui me secoue sur mon grabat, me serre la gorge, me fait déposer le stylo, allumer machinalement une cigarette et m'éloigne dans cet espace croisé qui défie le temps et où nous marchons côte à côte, comblés.

Écrire.

Dois-je l'avouer. Je n'ai qu'une relative confiance en les mots, quand bien même je les tourne et les retourne dans tous les sens, les prononce à haute voix pour vérifier si le timbre n'en est pas fêlé, s'il ne s'est pas glissé dans le nombre quelques unités de mauvais aloi. Et quand je les enfile et ordonne, je dois me relire et me relire pour m'assurer encore que ce que j'ai écrit n'est ni ésotérique ni étranger à ce qui est recevable comme le fonds commun de nos peines et espérances. Écrire est une telle responsabilité. Et du moment que je l'assume (oh oui je l'assume), il n'est pas possible de biaiser, de se contenter de l'à-peu-près. Il faut pouvoir défendre chaque mot, chaque phrase, et si possible n'avoir rien à défendre, faire en sorte qu'ils s'adressent et s'imposent à la sensibilité de chacun comme ce crépitement familier de la pluie indispensable à la terre, comme ces fleurs innombrables et souvent étranges sans lesquelles le printemps avorte.

Mais doucement mon intransigeance. Doucement démon rationnel de la poésie.

Écrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir. Encore une nuit où je ne peux qu'écrire, me heurter à ce silence qui me nargue dans son idiome d'exil. Je me tends entièrement pour explorer cette voix de la nuit carcérale.

J'écoute, et peu à peu j'en perçois l'harmonie, j'en parcours l'étendue, reçois comme en contrepoint ses échos sanglants. Je traque le silence, lui arrache la puissante rumeur contre laquelle ses digues cèdent de plus en plus, s'effondrent en un fracas qui m'éblouit et s'éparpillent dans la nuit. Le pays vient à moi, chant aérien surgi du fond de l'histoire, forge d'incandescence et de sueurs, de muscles huilés battant l'enclume de la matière rebelle, semailles, moissons, pain et olives noires partagés, écume de thé brûlant dont on se passe le verre de main en main, trompes, musettes et tambours soulevant les ruelles en processions bariolées, rires et trémoussements d'enfants ivres de musiques et de parfums, chevilles rouges de femmes juchées sur des tables rondes, battant la mesure avec les pieds, les seins vibrant en mûres grenades de fraîcheur, frénésie de crotales, musiciens déconnectés égorgeant ostensiblement des violons surchauffés, électrocutant les tambourins, éventrant des luths dodus flambant de toutes leurs incrustations. Long silence puis le pays revient à moi, la face ravagée, méconnaissable. Cris ici ou là, d'une rixe, d'un viol, d'un meurtre. Cris d'enfants aux yeux hagards fouettés pour apprendre et se taire. Cris de deuils et de pleureuses se lacérant les joues, s'arrachant les cheveux, battant le sol de leurs foulards, se tapant les cuisses et se cognant la tête contre les murs. Cris de nourrissons abandonnés dans les baraques des bidonvilles, dans la pénombre de tous les manques. Cris chauffés à blanc de malnutrition et de fièvres. Cris de femmes battues à mort par des mâles saouls et désespérés. Gémissements et râles de ces femmes terrorisées, embrassant les pieds de leur agresseur pour demander pitié, pour l'amour de Dieu, pour les enfants, pour les misères partagées. Cris de Mars portés par le vent de haine des insurgés, écoliers mitraillés en plein soleil des fausses indépendances, blindés dinosauriens contre de tout petits rêves pressentis dans la germination des jours, la marée du soleil, le sourire des hommes. Cris de mes camarades sous le perchoir, la pau de ara, la magnéto. Cris quand le cri devient espéranto de résistance, mélopée épique du drame humain et de l'espérance. Oh mes doux camarades, ma chair hallucinée, mon cœur gros d'amour à n'en plus pouvoir, vos yeux inoubliables de promesses, notre tendresse irrépressible.

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