La Naissance du Poète

À Théodore de Banville.
L’enfant-poète, au seuil de ses jours, entendit

Une voix frémissante et sombre qui lui dit :
« Tu souffriras ! Ta mère en larmes va maudire

La nuit où son amour a conçu son martyre,

Quand elle te verra, déjà pâle et rêveur,

Mordre en pleurant son sein comme un fruit sans saveur !
Enfant, tu laisseras les enfants de ton âge

Rire, chanter, égayer le ménage,

Grimper sur les genoux des parents, chaque soir,

Lorsqu’autour d’un bon feu d’hiver on vient s’asseoir ;

Et toi, venant de naître et déjà prompte à vivre,

Tu liras, dans un coin de la chambre, un vieux livre

Dont le récit touchant fera perler tes pleurs

Sur les feuilles jaunis où sèchent quelques fleurs !…
Homme, tu chercheras avec une âpre envie

Le côté douloureux des choses de la vie,

Ne voyant dans les flots grondants que des récifs,

Et sous les arbres verts arrondis en massifs

Que des caveaux veillés par des croix sépulcrales !…
Ton cœur, comme le sourd tocsin des cathédrales,

Ebranlant la charpente osseuse de ton corps,

Jettera dans les vents ses lugubres accords ;

Mais la foule, aimant mieux les folles sonneries

Dont de vils histrions parsèment leurs féeries,

N’entendra même pas ta voix dans ces rumeurs !…
Alors, las de pousser d’inutiles clameurs,

Tu quitteras la foule, exilé volontaire,

Et, comme le banni qui marche solitaire

Sur le sable brûlant traîne l’ombre après lui,

Tu traîneras partout un incurable ennui.
Le silence calmant des grands bois, pour une heure

Peut-être apaisera la plainte intérieure,

Mais elle renaîtra, le soir, quand les sillons

S’empliront du cri-cri douloureux des grillons,

Et que le soleil rouge et flambant de lumières,

Jetant sur les petits carreaux verts des chaumières

Une lueur qui semble une larme de sang,

Drapera dans la nuit son spectre éblouissant !…
Comme lui tu verras mourir tes rêves roses ;

Tu sentiras en toi la tristesse des choses

Descendre ; les épis blonds et lourds de sommeil

Gronderont vaguement comme un manteau vermeil

Que le vent orageux froisse au choc de son aile ;

L’eau fuira dans les joncs d’une fuit éternelle

Blanche comme ton rêve et vague comme lui !…
Et quand la lune au ciel vespéral aura lui

Avec ce fin sourire indulgent des aïeules,

Si tu vois le long des buissons ou près des meules,

De jeunes amoureux s’embrasser en chantant,

Tu sentiras toi-même un désir irritant

De serrer dans tes bras d’incomparables vierges

Qui se consumeraient pour toi comme des cierges !…
Ainsi tu formeras des rêves infinis :

Et, comme un jeune enfant, ? ayant cherché des nids

Avec une ardeur folle aux arbres des prairies, ?

Laisse les œufs brisés sur les herbes fleuries,

Toi-même, abandonnant ce que tu peux saisir,

Tu poursuivras partout ton idéal désir

Et tu resteras triste en comparant sans trêve

Au bonheur qu’on atteint le bonheur que l’on rêve !…
Tu vivras peu : ton cœur se fera ton bourreau

Car la lame tranchante use vite un fourreau ;

Comme un bohémien tu courras dans la vie,

Et les passants naïfs te porteront envie,

Sans même soupçonner un moment que les fleurs

Dont s’orne ta guitare ont coûté tant de pleurs,

Et tous ces beaux vers qui chantent sur tes lèvres

Chaque jour, sont éclos chaque nuit dans les fièvres,

Et qu’il te faut frapper ton cœur comme un rocher

Pour que cette eau sanglante en puisse s’épancher !
Partout tu chercheras l’impalpable chimère,

Exilé comme Dante, Aveugle comme Homère,

Sans qu’on voit à ton front où les anges l’ont lu

Le signe de Dieu marque en naissant chaque élu !…

Tu mendieras ton pain, mais si tu nais sans fortune,

Sans qu’on te donne plus ? tant la plainte importune ?

Qu’à ces mornes vieillards qui sur les grands chemins

Font chanter un vieil orgue avec leurs vieilles mains.
Enfin si ta voix gronde ainsi qu’une marée,

Indomptable comme elle, et comme elle éplorée ;

Si, malgré tes parents fiers et pourtant craintifs,

Tu fais chanter, pareils à des ramiers plaintifs,

Ces poèmes ailés que recueillent les âmes,

Tu verras tout à coup des envieux infâmes

Te suivre, te railler, et comme des corbeaux

Dépecer ta pensée et la mettre en lambeaux.

Jalousant ton essor vainqueur dans les espaces,

Ils perceront ta chaire de leurs ongles rapaces

Pour mieux te retenir dans la boue auprès d’eux !…

Et toi, tu porteras, comme un goitre hideux,

Cet amas de jaloux rongeant tes flancs robustes

Jusqu’au jour où ton corps, sous de pâles arbustes,

Dormira dans le marbre ignoré d’un tombeau !…
Voilà ton sort !… Mais Dieu, pour le rendre plus beau,

T’a mis au fond du cœur le don de poésie :

Tous les objets viendront, selon ta fantaisie,

Comme des papillons te colorer les doigts,

Est-ce assez ? réponds-moi maintenant, car tu dois

À ton gré décider de ta vie inquiète… »
Et l’enfant répondit : « Je veux être poète !… »

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La Naissance du Poète
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