Vers d’amour

I
Nous sommes dans l’amour comme sur un navire

Qui prend le large et va vers un port incertain ;

Le ciel est bleu, les flots ont des plis de satin

Sur le corps de la mer géante qui s’étire.
Les passagers d’amour penchés sur les haubans,

Tandis qu’un vent léger dans les voiles circule,

Regardent les lointains que leur désir recule

Afin d’éterniser ces heureux soirs tombants.
Car à peine en allés, saisis de frissons vagues,

Il devinent déjà qu’au bout de l’horizon

Chacun d’eux s’en ira dans une autre maison

Et qu’ils n’ont pour s’aimer que le chemin des vagues !
Afin de prolonger l’amour qui leur est cher,

Ils voudraient arrêter ou ralentir l’allure

Du vaisseau dont le vent fait claquer la voilure.

Ils voudraient élargir et reculer la mer.
Car la peur de se perdre à la fin du voyage,

L’inéluctable adieu qui doit les séparer,

Le port où les marins descendront amarrer

Le navire lassé de s’ouvrir un sillage.
Toute la vision de leur bonheur détruit

Dès qu’ils auront fini la longue traversée

Met un trouble si grand au fond de leur pensée

Qu’ils n’osent même plus se parler dans la nuit.
II
J’entre dans ton amour comme dans une église

Où flotte un voile bleu de silence et d’encens ;

Je ne sais si mes yeux se trompent, mais je sens

Des visions de ciel où mon cœur s’angélise.
Est-ce bien toi que j’aime ou bien est-ce l’Amour ?

Est-ce la cathédrale ou plutôt la Madone ?

Qu’importe ! Si mon cœur remué s’abandonne

Et vibre avec la cloche au sommet de la tour !
Qu’importent les autels et qu’importent les vierges,

Si je sens là, parmi la paix du soir tombé,

Un peu de toi qui chante aux orgues du jubé,

Quelque chose de moi qui brûle dans les cierges.
III
Dis, les commencements d’amour sont les meilleurs !

C’est une impression, une réminiscence

De souffrance finie et de convalescence,

De malades guéris qui reviennent d’ailleurs.
Qui reviennent chez eux, dans leur maison rouverte,

S’appuyant l’un sur l’autre, incertains de leurs pas ;

Ils vont se regardant et parlant encor bas

A travers le jardin dont la pelouse est verte.
Ils gardent dans leurs yeux le soleil du Midi

Et dans l’eau du bassin ils se trouvent moins pâles,

Mais ils ont peur encore et se couvrent de châles

Lorsque le soir descend dans le parc attiédi.
Car sont-ils bien guéris ? Ne sont-ils plus malades

Du mal d’être trop seul et de ne pas aimer ?

Et leurs cœurs, doucement inquiets, vont semer

Leurs rêves dans le vent comme des sérénades !
IV
Je t’aime, ô mon amour ! ô toi qui me ressembles !

Pauvre cœur inquiet qu’aucun bonheur n’emplit,

Missel enluminé qui s’attriste d’un pli,

Forêt d’où sort la plainte éternelle des trembles !
Je t’aime, ô ma beauté, puisque ton sort est tel

Que tu rêves d’amour en sachant que je t’aime,

Toi qui, pareille à moi, te tourmentes toi-même

En sentant fugitif ce qu’on rêve immortel.
Toi pour qui le présent est une source en fuite

Où, parmi l’eau qui souffre, on se mire un moment,

Tu comprends que je pleure, inconsolablement,

Le passé triste et cher comme un pays qu’on quitte.
Je t’aime, ô mon amour ! ô mon ombre ! ô ma sœur !

Il semble ? tant notre âme a la même chimère ?

Que nous avons jadis aimé la même mère

Et du même baiser partagé la douceur !
Je t’aime, ô mon amour, parce que l’un et l’autre

L’infini nous sépare ainsi qu’un noir témoin,

Puisque, même enlacés, nous nous sentons si loin

Sans jamais pouvoir faire un seul cœur qui soit nôtre !
Car nous sommes pareils à des miroirs jumeaux

Où tout se mire et luit d’identique manière,

Mais l’ombre de la nuit absorbe la lumière

Et nous nous sentons loin dans l’exil des trumeaux.
O cœur semblable au mien ? cœur profond qui m’évoques

Un ciel d’automne, un ciel maladif et changeant

Où fleurit, parmi les nuages voyageant,

Toute une floraison d’étoiles équivoques !
V
Mon cœur avait en lui les douleurs de Venise

Une ville déchue, une ville qui meurt,

Une ville où le soir lentement s’éternise

La voix d’or du passé dont s’éteint la rumeur,
Une ville de rêve où des canaux prolongent

Leur chemin de silence et de froide douleur

Entre les quais de pierre abandonnés qui songent

Et mettent dans l’eau sombre un peu de leur pâleur.
Mais voici que, soudain, la cité de mon Âme

A reconquis son faste et son orgueil ancien

Quand vous avez relui, faits d’amour et de flamme,

Soleil roux, toison s’or, drapeau vénitien !
Et mes rêves, baignés du feu des girandoles,

Ont pincé le luth sous la lune en halo,

Et j’ai senti le soir des fuites de gondoles

Qui passaient sur mon cœur étoilé comme l’eau !
VI
Par toi j’aurai compris toutes les grandes choses :

Le charme des matins et la douceur des soirs

Où l’horizon flambait comme un bûcher de roses !
La splendeur des grands vers, rangés en barreaux noirs

Comme si derrière eux des lions de pensée

Eussent rugi d’orgueil en de beaux désespoirs !
Mon âme auprès de toi s’est souvent balancée

Avec plus de mollesse au hamac d’un concert

Dans les mailles des sons où tu t’étais bercée !
Car, par les soirs tombants, teints de rose et de vert,

Par les tranquilles soirs d’été mélancoliques,

Sous tes regards aigus tout mon cœur s’est ouvert,
S’est ouvert sous tes yeux profonds et métalliques

Qui lui faisaient des trous avec leurs poignards d’or,

Et c’est par ces trous-là que les grandes musiques
? À cette heure adorable où le jour qui s’endort

A fauché les rayons du soir comme des seigles ?

Que les musiques donc chantant, prenant l’essor,
Entraient, ouvrant leur aile, en moi ? comme des aigles !
VII
Je me souviens du soir où je t’ai vainement

Attendue en un parc aux pensives allées

Dont les arbres pleuraient leurs feuilles en allées

Et miraient leur douleur dans le bassin dormant.
Ô soir mélancolique ! Une église était proche

Avec son cadran d’or énigmatique et noir ;

J’écoutais dans le parc agrandi par le soir

Ruisseler sur les toits les larmes de la cloche.
Et j’entendais venir les psaumes du jubé

Comme un je ne sais quoi de très vague qui pleure.

Tout en songeant, perdu dans la fuite de l’heure,

Que tu ne viendrais plus après le soir tombé !
Tout à coup un soupçon de trahisons prochaines

Me fit sentir au cœur comme un rêve noyé,

Pendant que le clocher, d’un chant apitoyé,

Racontait ma détresse aux paroisses lointaines !
Et ce fut à travers notre amour commençant

Toute une impression d’automne et de veuvage,

De barque naufragée échouant au rivage,

De salon attristé par un portrait d’absent…
Je te croyais déjà sacrilège et parjure !

Et, pour s’harmoniser avec mon deuil poignant,

Voilà que le jet d’eau s’égoutta tout saignant

Et rouge, au fond du parc, comme un sang de blessure.
Et voilà qu’aux lueurs du soir pacifié,

Le soir calme où passait une douceur magique

Le cadran, lui aussi, prit un aspect tragique :

On eût dit un soleil cloué, crucifié !
Et ses aiguilles d’or, comme des bras funèbres,

Comme des bras raidis dans des convulsions,

S’étirant, s’allongeant au milieu des rayons,

Allèrent dans le ciel attaquer les ténèbres !
VIII
Querelles des amants ! Trahisons des paroles !

Romances qu’on embrouille aux cordes des violes !

Sanglot criard des violons désaccordés !

Querelles ! soupçons noirs les cœurs obsédés,

Grandes douleurs pour les causes les plus petites !

Les seuils sont défendus, les portes interdites

Dans le jardin du Rêve où, tout extasiés,

Les amants s’en allaient à travers les rosiers,

Quand leurs pas, accordés en marches fraternelles,

Semblaient se fuir et se chercher ? comme des ailes !

Mais voici vers l’ancien jardin de leur amour

D’où l’amante fantasque était partie un jour,

Voici qu’émue au bruit des jets d’eau qui s’égrènent

Elle revient ; voici les mains qui se reprennent

Et les bouches aussi comme deux fleurs de mai,

Longuement à travers le grillage fermé !
IX
Si frais tes doigts ont l’air d’avoir joué dans l’eau,

Tes doigts frêles, pareils aux doigts de ces infantes

Avec de clairs bijoux sur leurs robes bouffantes

Qu’on voit au fond d’un parc dans quelque ancien tableau !
Au charme du printemps, ton charme s’apparie

Et tes cheveux soyeux et dorés tu les as

Mêlés comme un bouquet de jaunes mimosas

Aux roses pâles dont ta figure est fleurie.
Quelque chose de doux, de grave et d’émouvant

T’appelle au fond des bois par la bouche du vent

Et dans l’ombre des fleurs que tu recontinues
Se déplace un rayon qui s’est insinué

Sous le parasol d’or lentement remué

De l’ombre et du soleil dans les blanches ciguës.
X
Te rappelles-tu la rivière noire

Qui le long d’un quai pleurait en dormant

Comme on ne sait quoi de tragiquement

Immobile et froid sous des plis de moire.
La rivière noire, ainsi qu’un remords

Dans un vieux quartier au bout d’une rue

Nous était un soir soudain apparue,

Et cette eau semblait recouvrir des morts.
Les astres mirés dans cette eau livide,

On eût dit, de loin, les yeux mal fermés

D’amants qui sont morts d’être trop aimés

Et qui dans la nuit regardaient le vide.
Le vent par instant soulevait un pli

Parmi la raideur du flottant suaire

Qui se rajustait sur l’eau mortuaire

Pleine de silence et d’oubli !
* * *
Or en te voyant beaucoup moins aimante

Ta parole m’a, soudain, évoqué

La sombre rivière et le sombre quai

Dont le souvenir douloureux me hante.
Ta voix se traînait pareille au canal ;

L’amour y dormait sous de mornes toiles,

Et mes cris brûlants comme des étoiles

Sur tes mots glacés se faisaient du mal.
Ta parole était insensible et sombre,

Comme pour cacher ton ancien serment

Qui reposait mort dans l’esseulement

De ton cœur fantasque envahi par l’ombre !
Ta parole était froide comme l’eau…

J’y semblais venir en pèlerinage

Chercher si déjà plus rien ne surnage

De l’amour parti comme un clair bateau.

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Vers d’amour
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