Voici du Saguenay la gorge énorme et sombre !
Notre steamer, au fond d’une anse pleine d’ombre

Dormait tout essoufflé comme un grand cachalot.

Nous avions pris pour guide un jeune matelot

Qui, nous avait-on dit, connaissait bien la côte.

Nous gravîmes d’abord une berge assez haute ;

Puis un sentier, perdu sous les arceaux géants

De vieux ormes penchés sur des ravins béants

Au fond desquels grondaient d’invisibles cascades,

De détour en détours et d’arcade en arcades,
Nous conduisit au bord d’un plateau rétréci,

Où le guide fit halte, et nous dit : — C’est ici !
Nous étions parvenus sur un coin de falaise,

Angle de roc saillant d’où l’on pouvait à l’aise

Contempler dans sa fière et rude majesté

Du morne Tadoussac l’horizon tourmenté.
De ces hauteurs, au sein de cette nuit tombante,

L’ombre était solennelle et la scène absorbante.

Ici, le Saint-Laurent qu’on entend bourdonner

Vaguement, et qui laisse à peine deviner

Ses lointains vaporeux noyés dans les ténèbres ;

Là, le Saguenay noir, avec ses pics célèbres

Qui, jetant des flots d’ombre opaque aux alentours,

Semblent comme un amas de fabuleuses tours

Pleines de je ne sais quel farouche mystère,

Dressé là pour garder la fantastique artère.
A nos pieds le steamer bondé de voyageurs,

Hissant de ses fanaux les sanglantes rougeurs,

Ainsi que des reflets de brûlante oriflamme,

Dans la pénombre, au loin, fait brasiller la lame.

Et puis, par-dessus tout, un beau ciel étoilé

Faisant, cintre d’azur de points d’or constellé,

Comme un dôme féerique à ce sombre estuaire…
Derrière nous, dans l’ombre, un petit sanctuaire,

Temple paroissial de cet obscur canton,

Ouvrait son humble seuil au lieu même où, dit-on,

Quatre siècles passés, sur un autel rustique,

Pendant que le refrain de quelque vieux cantique

Étonnait les échos de ces monts inconnus,

Devant Cartier et ses bardis marins, venus

Pour arracher ces bords aux primitifs servages,

Pour la première fois sur ces fauves rivages,

Un vieux prêtre breton, humble médiateur,

Offrit au Dieu vivant le sang du Rédempteur.
La lune me surprit là, plongé dans mes rêves,

Seul, et prêtant l’oreille à la chanson des grèves,

Qui m’arrivait mêlée aux cent bruits indistincts

De la forêt voisine et des grands monts lointains ;

Car, après un coup d’œil, devant la nuit croissante,

Mes compagnons avaient tous repris la descente,

Sans jouir plus longtemps du nocturne concert ;

Et j’étais resté seul sur le plateau désert.
Alors de souvenirs quelles vagues pressées

Envahirent soudain mon âme et mes pensées !

O sainte majesté des choses d’autrefois,

Vous qui savez si bien, pour répondre à ma voix,

Peupler de visions ma mémoire rebelle,

Que vous fûtes pour moi, ce soir-là, grande et belle !
Je vous revis, là, tous ensemble agenouillés,

Rudes marins bretons, dans vos cabans souillés
Et raidis sous l’embrun des mers tempétueuses,

Au milieu de ce cirque aux croupes montueuses,

Au fond de ce désert, loin du monde connu,

Offrant à l’Éternel, tête basse et front nu,

Sur le seuil redouté d’un monde ouvrant ses portes

L’holocauste divin qui fait les âmes fortes.
Entre l’homme et le ciel sublime effusion !

C’était l’enfantement, c’était l’éclosion,

Sur ces rives par Dieu lui-même fécondées,

D’un nouvel univers aux nouvelles idées ;

C’était l’éclair d’en haut perçant l’obscurité ;

C’était l’esprit chrétien, l’esprit de liberté,

Ouvrant, sur cette terre entre toutes choisie,

L’aile de la prière et de la poésie !
Et quand, le cœur ému, rêvant et méditant,

J’évoquais ce passé si loin de nous pourtant,

Je croyais voir ce prêtre, en élevant l’hostie,

Des conflits d’autrefois proclamer l’amnistie.
Je croyais voir aussi, du fond das bois épais,

Labarum bienfaisant de concorde et de paix,

Comme une grande main fraternelle se tendre…

Et, dans l’ombre du soir, il me semblait entendre

Une voix qui disait, venant on ne sait d’où :
— Devant moi seul ici l’on pliera le genou !

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Première messe
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