Mère-nourrice

En province. Dans un affreux café-concert.

Ayant manqué le train, voulant être à couvert,

― Il pleuvait, ― j’entrai là pour tuer ma soirée.

La salle, dans le goût moresque décorée,

― Alhambra de bois peint, Généralife en toc, ―

Prétendait évoquer on ne sait quel Maroc.

Là, dans d’étroits fauteuils, vrais sièges de torture,

Tous les mauvais sujets de la sous-préfecture,

Hobereaux désœuvrés, sous-offs du régiment,

Clercs d’avoués, commis de l’enregistrement,

Buvaient et tapageaient. Rien n’est lugubre comme

La débauche mesquine et le vice économe.

Sur les tréteaux, pourtant, c’était encore pis.

Oh ! la stupidité de ces couplets glapis !

Oh ! ces maigres cabots râpés ! ― C’était trop triste.

J’allais fuir, quand parut une nouvelle « artiste » ;

Et le murmure heureux qui d’abord s’éleva

M’apprit que je voyais l’étoile, la diva,

Par tous ces bas viveurs, à coup sûr, convoitée :

Une assez belle fille, oui, mais très effrontée,

Montrant toute sa gorge et l’offrant au public.

Quand elle eut salué, ce fut un cri : « Très chic !

Bravo ! Très chic ! Encore ! » Et la femelle experte,

Par le geste indécent de sa poitrine offerte,

Fit hennir de nouveau le parterre exultant.
Ce spectacle, à la fin, devenait révoltant.

Un bon lit m’attendait à l’Hôtel du Commerce,

Et je sortis. Mais, l’eau tombant toujours à verse,

Je dus m’asseoir encor dans le café désert,

Qu’il fallait traverser pour aller au concert ;

Et là, tout en buvant une bière exécrable,

Je vis une fillette à l’aspect misérable,

Qui tenait sur ses bras un enfant nouveau-né.

A cette heure ! en ce lieu ! J’étais fort étonné,

Car, si tard, les bébés sont couchés, d’ordinaire.

L’enfant pleurait, voulant sa nourrice ou sa mère,

Et la petite bonne à fichu campagnard

Le berçait doucement, à côté du billard.

Soudain, par un couloir s’ouvrant dans la tenture,

Reparut devant moi la triste créature

Qui tout à l’heure offrait impudemment sa peau.

Si fanée, en haillons, sans fard, sans oripeau,

Elle prouvait combien la rampe est décevante.

Elle entra vivement, sourit à la servante,

Lui retira des mains le petit avec soin,

Puis, allant s’installer dans le plus sombre coin

Et du côté du mur détournant le visage,

D’une hâtive main elle ouvrit son corsage

Et présenta le sein à l’enfant, qui se tut.
Même dans l’infamie et la honte, salut,

Acte auguste et touchant de la mère-nourrice !

J’ai manqué d’indulgence envers toi, pauvre actrice !
Tu faisais ton métier tout à l’heure. Il fallait

Gagner ton pain pour que ton enfant eût du lait.

Tu le prends où tu peux, ce pain. La gorge obscène

Qu’aux regards libertins tu montrais sur la scène

Est bonne au nourrisson qui tète avec ardeur,

Et la maternité t’a rendu la pudeur.

Courtisane en public, mère à la dérobée,

Je t’excuse et te plains, pauvre fille tombée,

Quand je te vois remplir un devoir solennel ;

Et je salue en toi cet instinct maternel

Qui fait que toute femme est sacrée, et qui donne

A la prostituée un geste de Madone.

Évaluations et critiques :

Mère-nourrice
{{ reviewsTotal }}{{ options.labels.singularReviewCountLabel }}
{{ reviewsTotal }}{{ options.labels.pluralReviewCountLabel }}
{{ options.labels.newReviewButton }}
{{ userData.canReview.message }}

Quelle est votre interprétation de ce poème ? Commentez et laissez-nous savoir!

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x