Albertus, 05 – XLI à L

XLI
Ce n’est pas cela, non ; — elle est trop corrompue

Pour ne pas oublier, et la chaîne est rompue

Qui liait son présent à son passé. — D’ailleurs,

Je ne crois pas qu’elle ait dans un pli de son âme

Un de ces souvenirs qui, dans tout cœur de femme,

Si dépravé qu’il soit, restent des jours meilleurs,

Et se gardent sans tache au fond de sa mémoire,

Comme fait une perle au creux d’une onde noire.

— Ce n’est qu’une coquette, elle n’a pas aimé :

Le bal, un souper fin, quelque soirée à rendre,

Le plaisir l’étourdit, et l’empêche d’entendre

La voix de son cœur comprimé.
XLII
Voici le fait : — la veille on jouait au théâtre

Le Don Juan de Mozart. Avec sa cour folâtre

De jeunes merveilleux, papillons de boudoir,

Dont quelque Staub De Leyde a découpé les ailes,

Véronique était là, le pôle des prunelles,

Coquetant dans sa loge et radieuse à voir.

— Les femmes sous leur fard pâlissaient de colère,

Et se mordaient la lèvre ; — elle, sûre de plaire,

Comme le paon sa queue, ouvrait son éventail,

Parlait, riait tout haut, laissait choir sa lorgnette,

Ôtait son gant, faisait sentir sa cassolette,

Ou chatoyer son riche émail.
XLIII
Les acteurs avaient beau s’évertuer en scène,

Filer les plus beaux sons, ils y perdaient leur peine.

— En vain Leporello pas à pas suivait Juan ;

En vain le commandeur faisait tonner ses bottes,

Zerline gazouillait jouant avec les notes,

Dona Anna pleurait. — Ils auraient bien un an

Continué ce jeu sans que l’on y prît garde :

— Le parterre est distrait, — l’on cause, l’on

Regarde, mais d’un autre côté ; — sous les binocles d’or

Braqués au même point le désir étincelle ;

Véronique sourit ; — le bonheur d’être belle

La fait dix fois plus belle encor.
XLIV
Seul un homme debout auprès d’une colonne,

Sans que ce grand fracas le dérange ou l’étonne,

À la scène oubliée attachant son regard,

Dans une extase sainte enivre ses oreilles.

De ces accords profonds, de ces hautes merveilles

Qui font luire ton nom entre tous, — ô Mozart ! —

Ton génie avait pris le sien, et de ses ailes

Le poussait par delà les sphères éternelles.

L’heure, le lieu, le monde, il ne savait plus rien,

Il s’était fait musique, et son cœur en mesure

Palpitait et chantait avec une voix pure,

Et lui seul te comprenait bien.
XLV
Tout au plus dans l’entr’acte avait-il sur la belle

Jeté l’œil, froidement, et sans que sa prunelle

S’allumât, comme si le regard contre un mur

Eût été se briser. — Pourtant, comme une balle,

Cette œillade d’un bout à l’autre de la salle,

Au cœur de Véronique arrivant d’un vol sûr,

Y fit sans le vouloir une blessure grave,

— Une blessure à mort. — Ainsi l’on voit un brave

Être tué sans gloire à l’angle d’un buisson

Par le coup de fusil tiré sur quelque lièvre,

Par la tuile qui tombe, ou mourir de la fièvre

En revenant dans sa maison.
XLVI
Celle qui, jusqu’alors comme la salamandre,

Froide au milieu des feux, daignait à peine rendre

Pour une passion un caprice en retour,

Et se faisait un jeu (c’est le plaisir des femmes)

De torturer les cœurs et de damner les âmes,

Celle qui sans pitié se jouait d’un amour,

Comme un enfant cruel de son hochet qu’il casse

Et rejette bien loin aussitôt qu’il le lasse,

Souffre aujourd’hui les maux qu’elle causait hier :

Elle faisait aimer, et maintenant elle aime !

L’oiseleur à la fin s’est englué lui-même ;

Il est vaincu ce cœur si fier !
XLVII
C’est le train de la vie et de la destinée ;

Quand au timbre fatal l’heure est enfin sonnée,

Nul ne peut retarder sa défaite d’un jour.

— Quelle vertu qu’on ait, ou qu’on fuie ou qu’on reste,

Tout cède à ce pouvoir infernal ou céleste :

On ne saurait tromper ni son sort ni l’amour.

— Amour, joie et fléau du monde, — douce peine,

Misère qu’on regrette et de charmes si pleine ;

— Rire qui touche aux pleurs, — souci pâle et charmant,

Mal que l’on veut avoir ; — paradis, — enfer, — songe

Commencé dans le ciel, que sur terre on prolonge,

Mystérieux enchantement !
XLVIII
Poignante volupté, — plaisir qui fait peut-être

L’homme l’égal de Dieu ! Qui ne veut vous connaître

S’il ne vous a connu, moments délicieux,

Et si longs et si courts qui valent une vie,

Et que voudrait payer l’ange qui les envie

De son éternité de bonheur dans les cieux ! —

Mer de félicité, — ravissement, — extase,

Dont ne saurait donner l’idée aucune phrase

Soit en vers soit en prose ! — Heures du rendez-vous,

Belles nuits sans sommeils, râles, sanglots d’ivresse,

Soupirs, mots inconnus qu’étouffe une caresse,

Baisers enragés, désirs fous !
XLIX
Amour ! Le seul péché qui vaille qu’on se damne,

— En vain dans ses sermons le prêtre te condamne ;

En vain dans son fauteuil, besicles sur le nez,

La maman te dépeint comme un monstre à sa fille,

— En vain Orgon jaloux ferme sa porte, et grille

Ses fenêtres. — En vain dans leurs livres mort-nés,

Contre toi longuement les moralistes crient,

En vain de ton pouvoir les coquettes se rient ; —

La novice à ton nom fait un signe de croix ;

Jeune ou vieux, laid ou beau, teint vermeil ou teint blême,

Anglais, français, païen ou chrétien, — chacun aime

Au moins dans sa vie une fois.
L
Moi, ce fut l’an passé que cette frénésie

Me vint d’être amoureux. — Adieu, la poésie !

Je n’avais pas assez de temps pour l’employer

À compasser des mots : — adorer mon idole,

La parer, admirer sa chevelure folle,

Mer d’ébène où ma main aimait à se noyer ;

L’entendre respirer, la voir vivre, sourire

Quand elle souriait, m’enivrer d’elle, lire

Ses désirs dans ses yeux ; sur son front endormi

Guetter ses rêves ; boire à sa bouche de rose

Son souffle en un baiser, — je ne fis autre chose

Pendant quatre mois et demi.

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