L’Année cruelle

A Émile Bergerat
Oui, j’aimerais mieux être, ô mon cher Bergerat,

Chien dans la rue, ou bien dans une auberge rat,

Ou mesurer du drap d’Elbeuf par centimètres,

Que de faire ce dur métier d’homme de lettres!

Eh! quoi, toujours pâlir ainsi que Deburau,

Et, les yeux sur le cuir violet d’un bureau,

Sans avoir su quel crime ici-bas l’on expie,

Entasser en monceau des feuillets de copie!

Ah! je n’étais pas né pour ce fatal destin!

Au lieu de respirer au bois l’odeur du thym,

Comme un noyé blême à qui nul ne tend la perche,

Enfoncé dans sa nuit, l’homme de lettres cherche

Les traits spirituels et la transition,

Et ne peut même aller voir l’Exposition.

Car je n’irai pas! Corps en proie à la névrose,

Pâture du journal, vil forçat de la prose,

Je dois, par ce beau temps, me barricader au

Logis, au lieu d’aller voir le Trocadéro!

Ah! j’ai rêvé souvent en ce siècle fantoche

De me trouver un jour libre, ayant dans ma poche

De l’argent pour pouvoir engager des paris,

O poëte, et de faire… un voyage à Paris!

Semblant venir de loin par un vain simulacre,

Je monterais avec des colis dans un fiacre,

Et de mes Dieux jaloux abandonnant l’autel,

Je me ferais alors conduire au Grand-Hôtel.

J’ai fait ce rêve. Ainsi qu’un Triton dans ma conque,

Je feignais d’arriver d’une gare quelconque,

Je fumais un londrès, j’avais l’air d’être Anglais,

Serré dans un faux-col de marbre où j’étranglais,

Et comme on voit le chêne environné de lierre,

J’avais sur la poitrine un sac en bandoulière!

Oui, dans ce songe heureux, mon esprit se complaît.

Coiffé d’une casquette et vêtu d’un complet,

Je souris, je m’assieds dans la chambre où l’on dîne

A côté d’une miss blanche comme l’Ondine,

Et je cause à voix haute avec des Islandais

Consultant, pour parler, Napoléon Landais.

Avec ces étrangers que leur panache appelle

Je visite le Louvre et la Sainte-Chapelle,

Puis le Bois et son lac, où vient le nénuphar.

Je vois tout. Je me fais montrer Zulma Bouffar.

Pareil au mont chenu que la tempête assiège,

Un vieillard passe, ayant sur sa barbe de neige

L’âpre sérénité des glaciers blancs et clairs

Que vient traverser l’or fulgurant des éclairs;

Sa tempe, mille fois par la douleur broyée,

Semble une roche dans l’ouragan foudroyée;

Sa lèvre a la beauté sereine du Devoir;

Auprès de lui, dans l’ombre épaissie, on croit voir

Un lion familier que sa lèvre gourmande;

Il nous frôle en rêvant, et comme je demande:

Quel est donc ce passant? Vient-il de Chicago?

On me répond: Non, c’est monsieur Victor Hugo!
1878.

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L’Année cruelle
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