Émile NELLIGAN

Poète
Nationalité : Canada
Date/Lieu de naissance :24 décembre 1879 Montréal (Québec), Canada
Date/Lieu de décès :18 novembre 1941 (à 61 ans) Montréal (Québec), Canada
Émile Nelligan, né le 24 décembre 1879 à Montréal et mort le 18 novembre 1941 dans la même ville, est un poète québécois influencé par le mouvement symboliste ainsi que par les grands romantiques. Souffrant de schizophrénie, Nelligan est interné dans un asile psychiatrique peu avant l’âge de vingt ans et y reste jusqu’à sa mort. Son œuvre est donc à proprement parler une œuvre de jeunesse. Ses poèmes, d’abord parus dans des journaux et des ouvrages collectifs, sont publiés pour la première fois en recueil par son ami Louis Dantin sous le titre Émile Nelligan et son œuvre (1904).

Enfance

Nelligan est né le 24 décembre 1879 à Montréal au 602, rue De La Gauchetière. Il est le premier fils de David Nelligan, un Irlandais de Dublin arrivé au Canada vers l’âge de sept ou huit ans, et d’Émilie Amanda Hudon, Canadienne-française de Rimouski. Il a deux jeunes sœurs, Béatrice Éva (1881–1954) et Gertrude Freda (1883–1925). Il vit une enfance aisée, entre la maison de Montréal et la résidence d’été des Nelligan à Cacouna. Il s’absente souvent de l’école et sa mère s’occupe alors de son éducation. Il a passé toute sa vie à Montréal avec sa famille, jusqu’à son internement.

Château Ramezay (vers 1888), où se réunissait l’École littéraire de Montréal.

En décembre 1892, le jeune Émile récite un poème lors d’une séance dramatique et musicale organisée en l’honneur du directeur de l’école du Mont-Saint-Louis. En septembre 1893, il commence son cours classique au collège de Montréal, mais il échoue dès la première année et doit reprendre ses éléments latins. En 1895, il poursuit son cours de syntaxe au collège Sainte-Marie de Montréal. Élève distrait et peu motivé, il est toutefois intéressé par le théâtre et se fait remarquer par les poèmes et compositions qu’il écrit, fortement influencés par les poètes romantiques, et dont il est très fier. Ayant encore échoué à sa syntaxe, il abandonne définitivement l’école en mars 1897.

Les relations avec son père sont tendues : « En passant devant la chambre de son fils, le père saisissait à l’occasion des feuilles de papier barbouillées de vers, les déchirait et les jetait au panier, parfois au feu. Il arrivait aussi que le père en colère coupait le gaz au griffonneur malade. »

Débuts en poésie

Émile Nelligan récite occasionnellement des poèmes lors de soirées culturelles et se prend de passion pour la musique, lorsqu’il voit Paderewski en concert un soir d’avril 1896. Dès cette époque, il fréquente un groupe de jeunes poètes, notamment Arthur de Bussières, de trois ans son aîné et qui vient d’être admis à l’École littéraire de Montréal fondée peu de temps auparavant.

Le journal Le Samedi de Montréal ayant organisé un concours de poésie, Nelligan y participe en envoyant « Rêve fantasque », publié le 13 juin 1896, suivi de huit autres poèmes qui paraissent dans les trois mois qui suivent. À l’instar de la plupart des participants de ce concours, il publie ces poèmes sous un pseudonyme, choisissant « Émile Kovar », nom proche de celui du héros d’une pièce à succès alors jouée à Montréal — Paul Kauvar or Anarchy. Dès cette époque, le jeune poète est fortement influencé par la poésie de Verlaine, qui guide ses recherches formelles.

Vue d’artiste du château Ramezay, tel qu’il était vers 1888 et où se réunissait l’École littéraire de Montréal.
Château Ramezay (vers 1888), où se réunissait l’École littéraire de Montréal.
En février 1897, parrainé par Arthur de Bussières, il soumet sa candidature à l’École littéraire de Montréal et est accepté à l’unanimité. À la séance du 27 février, il lit trois poèmes : Tristia, Sonnet d’une villageoise et Carl Vohnder est mourant. Dans ce cénacle d’une vingtaine de personnes, tous plus âgés que lui, il se fait « remarquer par une persistante mélancolie et une précoce maturité. » Joseph Melançon note dans son journal personnel le soir de l’entrée de Nelligan :

« Soirée de l’École littéraire. Émile Nelligan, un tout jeune en poésie, lit des vers de sa composition, d’une belle voix grave, un peu emphatique qui sonne les rimes. Il lit debout, lentement avec âme. La tristesse de ses poèmes assombrit son regard. Il y a de la beauté dans son attitude, c’est sûr. Mais ses vers ? —De la musique, de la musique et rien d’autre… »

Il avait une « physionomie d’esthète : une tête d’Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur accentuait le trait (…) des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l’enthousiasme; et des cheveux, oh! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d’ébène, capricieuse et massive, avec des airs de crinière et d’auréole. » Émule de Baudelaire, il se lie d’une amitié indéfectible avec le peintre Charles Gill dont « la bohème était légendaire » et cultive une allure de « poète maudit ». Jean Charbonneau, de quatre ans son aîné, le décrit ainsi :

« Grand, mince, les cheveux en broussaille, majestueux, un pli d’amertume à la commissure des lèvres, les yeux perdus dans l’infini, il n’avait pas l’air de tenir au monde matériel. Il parlait souvent avec emphase. Ses gestes larges embrassaient l’étendue, et sa voix captivante, murmurant comme une mélopée, trahissait l’obsession qui le dominait et semblait influencer ses moindres actes. »

Nelligan participe à deux réunions de l’École littéraire de Montréal, mais démissionne le 27 mars, peu intéressé par les conférences annoncées. Il continue à écrire, cependant, et dès le mois de mai, il envoie au journal Le Monde illustré divers poèmes : « Vieux piano », « Moines en défilade », « Paysage », « Le Voyageur », « Sculpteur sur marbre ». Le premier envoi portait le pseudonyme « E.N. Peck-à-boo Villa », mais Louis Perron, responsable du journal, lui demande de choisir « un nom responsable ». Il les signe dès lors « Emil Nelligan », donnant ainsi une forme germanique à son prénom. En septembre, il publie Rythmes du soir dans L’Alliance nationale et rédige Salons allemands pour un recueil collectif offert à l’occasion du mariage d’un membre de l’École littéraire de Montréal. Mais son humeur devient sombre.

En février 1898, il lit Tristesses lors d’une réunion de l’École. Il s’intéresse à Dante et publie dans Le Monde illustré le sonnet « Sur un portrait de Dante », qu’il signe Emil Nellghan. Au printemps, selon Luc Lacourcière, Nelligan père, qui n’apprécie guère le mode de vie bohème d’Émile, l’aurait mis sur un bateau pour l’Angleterre, mais ce voyage n’avait duré que « quatre à cinq semaines » selon le témoignage de sa sœur Éva; il n’en existe aucune trace documentaire. En revanche, on sait qu’il a passé l’été à Cacouna. De retour à Montréal, il se passionne pour la poésie de Georges Rodenbach à qui il consacrera un poème lors du décès de ce dernier. Il trouve chez Maurice Rollinat une atmosphère morbide qui lui inspirera de nombreux poèmes, tels « Le Chat fatal », « Le Spectre », « La Terrasse aux spectres », « La Vierge noire », « Prélude triste » et « Soirs hypocondriaques ».

À partir de septembre, cherchant à publier un poème dans une petite revue, il se lie d’amitié avec le Père Seers, plus tard connu sous le nom de Louis Dantin. Celui-ci lui sert de mentor littéraire. En même temps, Nelligan fréquente aussi Robertine Barry, une amie de sa mère, qui vit près de chez eux et qui est chroniqueuse au journal La Patrie sous le nom de Françoise. il sollicite ses conseils et l’évoque dans plusieurs poèmes : Rêve d’artiste, Beauté cruelle, Le Vent, le triste vent de l’automne, À une femme détestée et À Georges Rodenbach. Malgré ces poèmes enflammés, Françoise lui garde son amitié : « elle publiera ses poèmes, écrira des articles à son sujet, parlera en termes élogieux de sa poésie. »

Nelligan a dédié plusieurs poèmes à Françoise, pseudonyme de la journaliste Robertine Barry.

Il est réadmis à l’École littéraire de Montréal le 9 décembre 1898 et lit « L’idiote aux cloches » et « Un rêve de Watteau ». Lors d’une séance publique subséquente, il lira, outre ces deux poèmes, « Le Récital des Anges ». Il produit une forte impression sur l’auditoire et « plusieurs lui assignent une place d’honneur, tout de suite après Louis Fréchette. »

Invité comme les autres membres à donner une conférence, il inscrit comme sujet « Les poètes étrangers ». Tranchant sur le conservatisme littéraire de l’époque, il proclame Rimbaud un de ses maîtres alors que le symbolisme est boudé par les membres de l’École et a même fait l’objet d’une vigoureuse attaque de la part de Jean Charbonneau lors de la séance du 8 avril 1899.

En 1899, sa production s’intensifie. Le 10 février 1899, il lit « Le Roi du souper », « Le menuisier funèbre », « Le suicide du sonneur », « Le perroquet ». Le 23 février 1899 : « Bohème blanche », « Les Carmélites », « Nocturne séraphique », « Notre-Dame des Neiges ». Le 24 mars : « Le Suicide d’Angel Valdor ». Le 7 avril : « Prière vespérale », « Petit vitrail de chapelle », « Amour immaculé » et « La Passante ».

Le père Pitre, témoin des rencontres entre le père Seers et Nelligan, a raconté au père Boismenu ses souvenirs de cette période d’effervescence :

« Nelligan arrivait au parloir [du couvent du Très-Saint-Sacrement] tout ébouriffé et excité, « monté à plein comme un cadran ». C’est le mot de Pitre pour dire qu’il était sous tension. Nelligan disait à Dantin qu’il avait fait un rêve, et le lui racontait. Dantin répondait que ça ferait un beau poème. « Mets donc ça en vers! » Dantin faisait des corrections ou proposait des changements. D’autres fois, c’était une idée. Quelquefois, il sortait un papier de sa poche et lisait un poème. Dantin et Pitre l’écoutaient. Puis Dantin disait: « Relis ça ! » Il lisait un vers ou deux. Dantin l’arrêtait : « Faute de grammaire ! » ou « Pas français ! » Ou bien lui indiquait des vers sur le papier: « Reprends ça. C’est pas de la poésie ! » Il « touchait » les poèmes de Nelligan. Par « toucher », le père Pitre voulait dire enlever les bavures, nettoyer les incorrections, etc. Les corrections de Dantin étaient surtout de vive voix, mais parfois il marquait des corrections sur le texte. Le lendemain, ou deux ou trois jours plus tard, Nelligan apparaissait avec le poème corrigé et souvent refait au complet. »

Enfin, le 26 mai 1899, lors d’une séance publique de l’École, Nelligan fait la lecture de trois poèmes, Le Talisman, Rêve d’artiste et son réputé La Romance du vin qui est accueilli avec enthousiasme et reste gravé dans la mémoire collective : « Lorsque le poète, crinière au vent, l’œil enflammé, la voix sonore, clama ces vers vibrants de sa « Romance du Vin », ce fut un délire dans toute la salle. Des acclamations portèrent aux nues ces purs sanglots d’un grand et vrai poète. »

Ce fut aussi son chant du cygne, car ce poème est le dernier qu’il a prononcé en public. En dépit du succès remporté, le « poète broie du noir. La vie lui semble une trame cauchemardesque d’heures et d’incidents. Il veut s’éluder et pourtant il pense encore à son passé où la vie connaissait d’agréables euphories. » Il vit cloîtré et ne voit plus qu’une fois par semaine son ami Dantin, dont il esquisse le portrait dans Frère Alfus, un poème évoquant la légende du moine d’Olmutz.

C’est à cette époque, selon toute probabilité, que Nelligan aurait composé une série de poèmes très sombres ainsi que son poème le plus connu : Le Vaisseau d’or.

En 1925, Nelligan est transféré à l’asile de Saint-Jean-de-Dieu. Léo Bonneville a donné un témoignage de la visite qu’il lui a faite :

« J’ai eu l’insigne honneur de rencontrer Émile Nelligan, un dimanche après-midi de 1939. J’ai passé une heure avec lui, une heure inoubliable. Dans un petit parloir, assis face à face, nous causions bien simplement. De poésie avant toute chose. Et Nelligan me confiait ne plus pouvoir écrire parce que l’inspiration ne venait plus. Mais il avouait aussi que sa poésie, il la portait en lui depuis toujours. Et comme je lui demandais s’il se souvenait encore de ses poèmes et du Vaisseau d’or en particulier, il proposa de me les réciter. Il se leva, tourna les yeux vers le plafond et dit lentement, sans hésiter, monocorde, les mains pendantes, d’une voix grave «Ce fut un grand vaisseau…». Au dernier vers, il porta sa main droite à son cœur. Je le remerciai. Et lui confessai que j’avais une affection particulière pour La romance du vin. Il se leva et récita ce long poème sans élever la voix. »

Nelligan a vécu dans cet hôpital jusqu’à sa mort, le 18 novembre 1941. Sa fiche médicale donne comme causes du décès : « insuffisance cardio-rénale, artério-sclérose, prostatite chronique ».