L’Antiquaire

I
Ils habitaient ensemble au quatrième étage,

Ce qui, prétendaient-ils, leur donnait l’avantage

De jouir les premiers des rayons du soleil.

Le père était tailleur, et, sitôt son réveil,

Il peinait vaillamment pour nourrir son ménage.

Sa femme, jeune encore, à peu près de son âge,

Dans cet heureux logis qu’un chaste amour défend,

Préparait les repas et soignait leur enfant.

Tout avait un sourire aimable de bien-être :

Des pots de fleurs, rangés au bord de la fenêtre,

Faisant pour eux comme un semblant de jardinet,

Rendaient en doux parfums les soins qu’on leur donnait.
Lorsqu’ils avaient ainsi travaillé la semaine

— La femme désirant aussi qu’on se promène —

Le dimanche, ils allaient ensemble, hors Paris,

Dans ces petits coins verts, amusants et fleuris,

Qui s’appellent Meudon, Sèvres, Saint-Cloud, Asnières ;

Et le soir, un peu las des chaleurs printanières

Et de leur cours longue et folle à travers bois,

Ils dînaient en plein air sur la table de bois

D’un jardin de guinguette empli de balançoires.
Mais la Mort les guettait, la Mort aux griffes noires !

Le père fut atteint du typhus ; il fallut

Bientôt abandonner tout espoir de salut ;

Sa femme en le soignant croyait s’être roidie ;

Mais sa vigueur céda devant la maladie

Et peu de jours après ils étaient morts tous les deux !…

De sorte que l’enfant resta vivant près d’eux,

Abandonné tout seul dans la demeure vide

Comme si, le voyant jeune, la Mort avide

N’avait pas eu le cœur d’entr’ouvrir le rideau

De sa couche, et de prendre aussi ce doux fardeau !…

Il n’avait plus qu’un seul parent, un antiquaire,

Son oncle, que pourtant il ne connaissait guère ;

Car c’est un misanthrope austère et glacial.

Mais ce vieillard avait pourtant le cœur loyal,

Et quand il sut la chose horrible, et la détresse

De l’enfant qui faisait sa plus douce caresse

A ces deux fronts jaunis sur le pâle oreiller,

Croyant par ses baisers pouvoir les réveiller,

Il sentit tout à coup la voix de la nature :

Il fallait recueillir la frêle créature

Et ternir dans son cœur comme un reflet dans l’eau

L’empreinte vague encor de ce hideux tableau.

Donc il se dirigea vers la demeure sombre,

Il monta l’escalier étroit, noyé dans l’ombre,

Puis entra dans la chambre où les vagues reflets

Du soleil s’infiltraient à travers les volets.

L’enfant dormait dans son berceau, la bouche close ;

Et comme il admirait sa tête blonde et rose

L’orphelin tout à coup, ouvrant ses petits yeux,

Bégaya « père « avec un sourire joyeux !…

L’oncle ne put alors dissimuler ses larmes

Et, prenant dans ses bras le bébé plein d’alarmes,

Lui dit en le couvant d’un regard triomphant :

« Oui, je suis ton papa ! tu seras mon enfant !… «
II
C’était un vieux faubourg qu’habitait l’antiquaire :

Autrefois sa fortune avait été précaire,

Mais grâce à son travail pénible et continu

Il avait à présent un petit revenu

Qui lui facilitait son existence aisée.

Il passait tout le jour à soigner son musée

Où de charmants objets d’art étaient réunis :

Dans les châssis de chêne incrustés et vernis

Il avait fait placer des carreaux en losanges,

Sur lesquels étaient peints des Amours et des anges,

Et que joignaient entre eux des lamelles de plomb.

A travers ces carreaux c’était comme un jour blond

Ayant la teinte exquise et jaunâtre de l’ambre

Que le soleil d’été tamisait dans la chambre ;

Tout autour, des fauteuils de velours damassé ;

Un massif lampadaire en cuivre repoussé

Descendit du plafond ornait de boiseries ;

Sur les bahuts sculptés mille chinoiseries,

Des vases, des bijoux, des magots du Japon

Qui vous tirent la langue avec un air fripon,

Et des tableaux anciens peints sur toile et sur verre.
L’antiquaire était là, toujours grave et sévère

Dans son long paletot d’un drap noir et râpé,

Avec un bonnet grec sur la tête, occupé

A brosser, à souffler la poussière des vases,

A classer des émaux de valeur dans leurs cases,

A ranger dans les coins des petits riens charmants ;

Puis, comme s’il cédait à d’intimes tourments,

Il allait se placer devant la cheminée,

Regardant tristement toute la matinée

Et même aussi le soir aux rayons d’un quinquet

Un petit médaillon de verre très coquet.

C’était un mince et doux profil de jeune fille

Aux longs cheveux de jais que le vent éparpille

Comme un frange noire autour de son front blanc.

Un soir dans la tiédeur du renouveau troublant,

Il la vit accoudée au bord de sa fenêtre,

Et dès la première heure il crut la reconnaître

Comme un frère exilé qui retrouve une sœur

Tant elle rayonnait de grâce et de douceur.

Il n’avait que vingt ans et l’aima tout de suite ;

Et tandis que le jour accélérait sa fuite

Et qu’elle fredonnait en respirant l’air frais,

Il avait esquissé sous un rideau ses traits,

Car il habitait presque en face de chez elle.

Puis, comme pour payait sa fatigue et son zèle,

La douce enfant sourit en se tournant vers lui.

La lune dans le ciel printanier avait lui,

Et sous son rayon d’or ces deux sourires tendres

S’unirent comme deux ruisseaux aux longs méandres

Ou comme deux ramiers dans l’épaisseur d’un bois.

Depuis ils s’étaient vus et parlé quelquefois :

Le dimanche, il allait contempler à l’église

Ce front qu’une pieuse extase idéalise

Et lui frôlait la main devant le bénitier,

Comptant sur sa parole et vivant tout entier

Pour elle, en nourrissant la joyeuse pensée

De lui glisser au doigt l’anneau de fiancée !…
Hélas ! elle mourut, la seule qu’il aima !…

Et depuis cet instant funèbre il s’enferma

Loin du monde, pour mieux se rappeler son rêve,

Pour y penser toujours, et le revoir sans trêve !

A présent qu’il est vieux, qu’il va vers le tombeau,

Il n’a qu’un seul rayon, il n’a qu’un seul flambeau,

C’est ce portrait qui pend et qui la lui rappelle !…
Son musée est pour lui comme une humble chapelle

Où, parmi les rayons du soleil d’or couchant,

Cette vierge lui jette un long regard touchant,

Lorsque dans son fauteuil il l’invoque et la pleure !…
Sitôt que l’orphelin entra dans sa demeure

Il le prit par la main, lui montra son salon

Et lui fit voir aussi le petit médaillon.

« Prenez garde, dit-il, car vous êtes à l’âge

« Où l’on joue, où l’on est maladroit et volage.

« Ne cassez jamais rien, surtout ce portrait-là,

« Car c’est ma fiancée, et je tiens à cela.

« Voyez ! comme elle est belle au fond de la verdure !… »
Et la voix du vieil oncle était sévère et dure

En parlant au petit qui tremblait devant lui.

Il l’aimait bien pourtant, mais c’était un ennui

Pour lui qui vécut seul comme dans une tombe

D’entendre y frissonner, fût-ce un vol de colombe.

Son cœur longtemps fermé ne pouvait se rouvrir,

Et même à son aspect il paraissait souffrir,

Comme si cet enfant lui rendait la pensée

Que, s’il n’avait pas vu mourir sa fiancée,

Il aurait pu bénir et caresser les siens.
Pour réchauffer son cœur à ses anciens

Il aimait mieux sa morne et tranquille atmosphère !…

Puis quelle surveillance active il faudrait faire !

Car l’enfant pourrait bien, — ils sont tous curieux, —

Voir de près le petit portrait mystérieux,

Et, le prenant en main, le casser par mégarde !…
Aussi l’orphelin craint son oncle, et le regarde

D’un air timide ; il a très peur de déranger ;

Il parle à peine ; à table il n’ose pas manger ;

Il sort très rarement : quelquefois les dimanches,

Quand la belle saison a reverdi les branches,

Ils quittent, à pas lents, sans causer, le faubourg

Pour s’en aller s’asseoir une heure au Luxembourg.

Mais l’enfant n’ose pas y jouer ; lorsque passe

En cols blancs, les cheveux dénoués dans l’espace,

Un groupe de gamins, plus vifs que des oiseaux,

Qui poussent devant eux de flexibles cerceaux

Ou bouclent des harnais aux clochettes de cuivre,

Il se sent tout à coup le désir de les suivre ;

Mais à quoi bon les suivre ?… il ne sait pas jouer !…
Le vieillard songe à voir les nuages nouer

Leurs écharpes de blanche et souple mousseline ;

Et l’enfant veut en vain d’une voix très câline

Lui parler, lui grimper gaîment sur les genoux,

Couvrir son front ridé des baisers les plus doux ;

Il ne sait pas lui plaire et l’attendrir encore.

Le vieillard dans sa nuit se cache à cette aurore

Et préfère, en ouvrant son grand œil ébloui,

Au jeune astre l’autre astre évanoui !…
III
Le deux novembre vint : or dans sa solitude

L’antiquaire avait pris la touchante habitude

— À ce jour où les morts font songer les vivants —

D’aller porter, malgré l’hiver, malgré les vents,

Un bouquet sur la tombe où reposait la morte.

Donc l’enfant, dès qu’il eut fermé sur lui la porte,

Promit de s’amuser toute l’après-midi.

Il se mit à jouer, à chanter, enhardi

Par le départ du vieux toujours sombre et morose.

Il redevenait jeune, il redevenait rose,

Sautant comme un oiseau dans le grand corridor.

Soudain à la serrure il vit un rayon d’or ;

Il y colla son œil : dans le musée, un cierge

Rayonnait ; l’enfant crut que c’était une vierge,

Et sans trop raisonner, et sans trop réfléchir,

Il ouvrit, pénétra doucement pour fléchir

Ses deux petits genoux devant la sainte image

Qui semblait d’un sourire agréer son hommage !…

Puis il se releva : « C’était si beau vraiment…

« S’il pouvait l’embrasser… la tenir un moment…

« L’oncle n’en saura rien ; il ne viendra personne… »

L’enfant prend le portrait d’une main qui frissonne

Et le met à sa lèvre en tremblant, quand soudain

— Il était toujours très surveillé, le blondin —

Surpris par la servante au beau de l’entreprise,

Il lâche, en s’effrayant, le verre qui se brise !…
La servante cria, gronda, pesta, pleura :

« Son vieux maître jamais ne se consolera !…

« S’il allait les chasser tous deux ?… Que va-t-il dire ?

« Il va battre l’enfant… peut-être le maudire,

« Puisque c’était sa vie entière, ce portrait,

« Et qu’en rentrant, son cœur aussi s’en briserait !… »
Et tandis qu’accroupie à terre, haletante

Et grommelant toujours à mi-voix, elle tente

D’agencer les morceaux qu’on pourrait recoller ;

L’orphelin sombre, pâle, effrayant, sans parler,

Furtivement s’était esquivé de la chambre !
La nuit était tombée, une nuit de novembre

Pleine d’ombre où la neige égrenait ses flocons ;

Le vieux, pour s’abriter, marchant sous les balcons,

N’arriva que très tard devant la maisonnette.

Reconnaissant sa toux et son coup de sonnette,

La servante entr’ouvrit la porte, tout en pleurs.

L’antiquaire aussitôt devina des malheurs :

— » Qu’est-ce ?…lui cria-t-il, le portrait ?… — « Encor pire »,

Fit la servante. — « Alors…c’est l’enfant ?… »

— « Il expire.

« C’est horrible, monsieur !… Venez vite, venez.

« Il a fermé les yeux…l’eau coule de son nez,

« Sa figure est bouffie… et sa lèvre est crispée…

« Quand vous êtes parti, moi j’étais occupée,

« Et lui se faufila doucement, en secret,

« Dans le petit musée où pendait le portrait.

« Il l’a brisé, monsieur !… puis ayant peur peut-être

« De vous voir en colère, ô pauvre petit être !

« Comme je le grondais, il me quitte en pleurant.

« Soudain j’entends dehors un grand cri déchirant ;

« Je m’effraye…et je cours…je l’appelle… que sais-je !

« J’étais folle !… Au jardin, j’aperçois dans la neige

« La trace fraîche encor de ses petits souliers…

« Je le rappelle avec de doux mots familiers,

« Croyant qu’il était là, pleurant tout seul, dans l’ombre !…

« Tout à coup j’aperçois comme une masse sombre

« Flottant dans le bassin… j’avance… c’était lui !…

« Pour ne pas qu’on le gronde, au ciel il s’est enfui !…

« Je l’ai pris dans mes bras, ce corps déjà tout maigre ;

« J’ai versé sur son front et ses mains du vinaigre…

« Je l’ai mis sur mon cœur…je l’ai mis près du feu…

« Rien n’a fait… il est mort… mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !…
L’antiquaire était pâle et pleurait en silence :

Malgré son désespoir, se faisant violence,

Il vint dans la cuisine où le corps reposait ;

Et de sa vieille main qui s’appesantissait

Lui coupa sur le front une boucle dorée.

Pauvre âme ! il ne l’avait pas assez adorée ;

Et brisé, le cœur plein d’angoisse et de remords :

« J’ai tout perdu, — dit-il ; — c’est bien le jour des Morts !… »

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