Les Fumeurs

» C’est aujourd’hui,

Au cabaret du Jour et de la Nuit,

Qu’on sacrera

Maître et Seigneur des vrais fumeurs

Celui

Qui maintiendra

Le plus longtemps,

Devant les juges compétents,

Une même pipe allumée.

Or, qu’à tous soit légère

La bière,

Et soit docile la fumée.  »

Ont pris place, sur double rang,

Près des tables, le long des bancs,

Les grands fumeurs de Flandre et de Brabant.
Déjà depuis une heure ils fument,

A petit coups, à mince brume,

Le gros et compact tabac

Qu’a resserré, avec une ardeur douce,

Leur pouce,

En des pipes neuves de Gouda.

Ils fument tous, et tous se taisent,

La bouche au frais, le ventre à l’aise

Ils fument tous, et se surveillent

Du coin de l’oeil et de l’oreille.

Ils fument tous méticuleusement,

Sans nulle hâte aventurière,

Si bien que l’on n’entend

Que l’horloge de cuivre et son tictacquement,

Ou bien encor, de temps en temps,

Le flasque et lourd écrasement

D’un crachat blanc contre les pierres.

Et tous, ils fumeraient ainsi,

Inépuisablement, tout un après-midi,

N’était que les novices

Ne se doutent bientôt, à maints indices,

Que leur effort touche à sa fin,

Et que le feu, entre leurs mains,

S’éteint.
Mais eux, les vieux, restent fermes. En vain

Les petites volutes

Tracent peut-être, avec leurs fins réseaux,

Le nom du vainqueur de la lutte,

Près du plafond, là-haut ;

Ils s’entêtent à n’avoir d’yeux

Minutieux

Que pour leur pipe, où luit et bouge

Le seul point rouge

Dont leur pensée ait le souci.

Ils le tiennent à leur merci,

Ils le couvent à l’étouffée,

Laissant de moins en moins les subtiles bouffées

Passer entre leurs lèvres minces

Comme des pinces.
Oh leur savoir malicieux,

Et leurs gestes mystérieux,

Et ce qu’il faut de temps et d’heures

Avant

Qu’un foyer clair, entre leurs doigts fervents,

Ne meure !

Ils étaient dix, les voici cinq ; ils restent trois ;

Et de ceux-ci, le moins adroit,

Malgré les cris et les disputes,

Se lève et déserte la lutte.

Enfin, les deux plus forts, les deux derniers,

Un corroyeur, un batelier,

Barbe roussâtre et barbe grise,

Le coeur ardent et sûr, se maintiennent aux prises.
Et c’est alors un unanime enfièvrement

On se bouscule et l’on regarde

Ces deux maîtres superbement

Calmes, parmi la foule hagarde,

Et qui fument, et se taisent jusqu’au moment

Où tout à coup, celui de Flandre,

Tâtant du doigt le fond du fourneau d’or,

Pâlit, en n’y trouvant que cendres

Tandis que l’autre émet encor

Patiemment, à petites secousses,

Un menu flot de brouillard bleu,

Et ne prétend cesser le jeu

Qu’après avoir versé trois derniers brins de feu,

Victorieux,

Sur l’ongle pâle de son pouce.
Et les grands juges réunis

Au cabaret du Jour et de la Nuit

Confèrent, dans la grand’chambre,

Au champion du vieux Brabant

Luttant

Contre celui de Flandre

Une pipe d’écume et d’ambre,

Avec des fleurs et des rubans.

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