Ruisseau, nous paroissons avoir un même sort ;

D’un cours précipité nous allons l’un et l’autre,

Vous à la mer, nous à la mort.

Mais, hélas ! Que d’ailleurs je vois peu de rapport

Entre votre course et la nôtre !

Vous vous abandonnez sans remords, sans terreur,

A votre pente naturelle ;

Point de loi parmi vous ne la rend criminelle.

La vieillesse chez vous n’a rien qui fasse horreur :

Près de la fin de votre course,

Vous êtes plus fort et plus beau

Que vous n’êtes à votre source ;

Vous retrouvez toujours quelque agrément nouveau.

Si de ces paisibles bocages

La fraîcheur de vos eaux augmente les appas,

Votre bienfait ne se perd pas ;

Par de délicieux ombrages

Ils embellissent vos rivages.

Sur un sable brillant, entre des prés fleuris,

Coule votre onde toujours pure ;

Mille et mille poissons, dans votre sein nourris,

Ne vous attirent point de chagrins, de mépris :

Avec tant de bonheur d’où vient votre murmure ?

Hélas ! Votre sort est si doux !

Taisez-vous, ruisseau, c’est à nous

A nous plaindre de la nature.

De tant de passions que nourrit notre coeur,

Apprenez qu’il n’en est pas une

Qui ne traîne après soi le trouble, la douleur,

Le repentir ou l’infortune.

Elles déchirent nuit et jour

Les coeurs dont elles sont maîtresses ;

Mais, de ces fatales foiblesses,

La plus à craindre, c’est l’amour ;

Ses douceurs mêmes sont cruelles.

Elles font cependant l’objet de tous les voeux ;

Tous les autres plaisirs ne touchent point sans elles.

Mais des plus forts liens le temps use les noeuds ;

Et le coeur le plus amoureux

Devient tranquille, ou passe à des amours nouvelles.

Ruisseau, que vous êtes heureux !

Il n’est point parmi vous de ruisseaux infidèles.

Lorsque les ordres absolus

De l’être indépendant qui gouverne le monde

Font qu’un autre ruisseau se mêle avec votre onde,

Quand vous êtes unis, vous ne vous quittez plus.

A ce que vous voulez jamais il ne s’oppose ;

Dans votre sein il cherche à s’abîmer :

Vous et lui jusques à la mer

Vous n’êtes qu’une même chose.

De toutes sortes d’unions

Que notre vie est éloignée !

De trahisons, d’horreurs et de dissensions

Elle est toujours accompagnée.

Qu’avez-vous mérité, ruisseau tranquille et doux,

Pour être mieux traité que nous ?

Qu’on ne me vante point ces biens imaginaires,

Ces prérogatives, ces droits,

Qu’inventa notre orgueil pour masquer nos misères.

C’est lui seul qui nous dit que, par un juste choix,

Le ciel mit, en formant les hommes,

Les autres êtres sous leurs lois.

A ne nous point flatter, nous sommes

Leurs tyrans plutôt que leurs rois.

Pourquoi vous mettre à la torture,

Pourquoi vous renfermer dans cent canaux divers,

Et pourquoi renverser l’ordre de la nature

En vous forçant à jaillir dans les airs ?

Si tout doit obéir à nos ordres suprêmes,

Si tout est fait pour nous, s’il ne faut que vouloir,

Que n’employons-nous mieux ce souverain pouvoir ?

Que ne régnons-nous sur nous-mêmes ?

Mais, hélas ! De ses sens esclave malheureux,

L’homme ose se dire le maître

Des animaux, qui sont peut-être

Plus libres qu’il ne l’est, plus doux, plus généreux,

Et dont la foiblesse a fait naître

Cet empire insolent qu’il usurpe sur eux.

Mais que fais-je ? Où va me conduire

La pitié des rigueurs dont contre eux nous usons ?

Ai-je quelque espoir de détruire

Des erreurs où nous nous plaisons ?

Non, pour l’orgueil et pour les injustices

Le coeur humain semble être fait.

Tandis qu’on se pardonne aisément tous les vices,

On n’en peut souffrir le portrait.

Hélas ! On n’a plus rien à craindre :

Les vices n’ont plus de censeurs ;

Le monde n’est rempli que de lâches flatteurs :

Savoir vivre, c’est savoir feindre.

Ruisseau, ce n’est plus que chez vous

Qu’on trouve encor de la franchise :

On y voit la laideur ou la beauté qu’en nous

La bizarre nature a mise.

Aucun défaut ne s’y déguise ;

Aux rois comme aux bergers vous les reprochez tous.

Aussi ne consulte-t-on guère

De vos tranquilles eaux le fidèle cristal.

On évite de même un ami trop sincère :

Ce déplorable goût est le goût général.

Les leçons font rougir ; personne ne les souffre ;

Le fourbe veut paroître homme de probité.

Enfin, dans cet horrible gouffre

De misère et de vanité,

Je me perds ; et plus j’envisage

La foiblesse de l’homme et sa malignité,

Et moins de la divinité

En lui je reconnois l’image.

Courez, ruisseau, courez, fuyez-nous ; reportez

Vos ondes dans le sein des mers dont vous sortez ;

Tandis que, pour remplir la dure destinée

Où nous sommes assujettis,

Nous irons reporter la vie infortunée

Que le hasard nous a donnée

Dans le sein du néant d’où nous sommes sortis.

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Le Ruisseau
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