La Vision des ruines

Le fleuve qui, libre et tranquille,

Traîne ses marnes et ses eaux

Au milieu des pâles roseaux.

Presse en ses bras une longue île,
Qui semble un navire échoué

Par quelque héroïque aventure,

Perdant sa forme et sa nature.

Dormeur à l’oubli dévoué.
Le cri rauque et le vol des grues

Percent les nuages blafards;

Les cygnes et les verts canards

Voguent au fil des eaux accrues.
Dans l’île, un portail et deux tours,

Retraite aux hiboux familière.

Dressent sous la mousse et le lierre

Leurs profils noirs, douteux et lourds.
De maigres figures de pierre

Gisant dans les iris épais,

Les mains jointes, suivent en paix

Le rêve qui clôt leur paupière.
Tous ceux-là dont le vent du nord

Ronge avec lenteur les images,

Anges et rois, vierges et mages,

Ont grandement aimé la mort ;
Car la roideur de leur stature

Et l’aridité de leur chair

Font voir combien il leur fut cher

D’aspirer à la sépulture.
De longtemps ne sera troublé

Le silence de l’île sainte :

Dans le fleuve dont elle est ceinte

Le dos des ponts s’est écroulé.
N’est-ce pas là le berceau rude

De la grande et belle cité,

Qui plus tard avec volupté

S’assit dans cette solitude?
Mais la terre avare a repris

Les pierres des quais et des rues,

Et les demeures disparues

Gisent sous les tertres fleuris.
Au sud de l’île, une colline

Couronne d’un amas confus

De murs, de chapiteaux, de fûts.

Ses flancs où le thuya s’incline.
Les marais coassent, le soir.

Vers l’ouest, loin dans la plaine verte,

Une porte se dresse ouverte

Sur le ciel pluvieux et noir.
Sculptés aux parois triomphales,

Des hommes, des bœufs, des chevaux,

Rappelant d’antiques travaux.

Se brisent au choc des rafales.
Et vers le nord, mais moins avant,

Candélabres, balustres, dalles.

Escaliers, murs en longs dédales.

Sonnent avec langueur au vent.
Ruines d’un temple où des lyres

Pendent à des chevilles d’or,

Où des pieds de nymphes encor

Dansent en de joyeux délires.
Muette, la maison des Rois

Est assise, comme une veuve,

Sur la rive droite du fleuve.

Dans les nymphéas blancs et froids;
Elle mire dans les eaux blêmes

Ce qui lui reste de joyaux

Et répand ses colliers royaux

De chiffres noués et d’emblèmes;
Sur un pavillon, les pâleurs

De la lune, au bord d’une nue,

Animent une forme nue

Qui sourit et verse des fleurs :
C’est un corps de femme accroupie,

Un corps lascif, jeune et lassé,

Qui fut sans doute caressé

Par le regard d’un siècle impie.

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La Vision des ruines
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