Réflexions en Lisant

Il ne recense pas parmi les « thèmes de l'absurde » l'un des plus importants (le plus important historiquement pour moi), celui de l'infidélité des moyens d'expression,

celui de l'impossibilité pour l'homme non seulement de s'exprimer mais d'exprimer n'importe quoi.
C'est le thème si bien mis en évidence par Jean Paulhan et c'est celui que fat vécu.
Il y est fait une allusion seulement au moment de la citation de Kierkegaard (que je ne connaissais pas!) : « Le plus sûr des mutismes n'est pas de se taire, mais de parler »,

vérité (?) que j'ai réinventée, sortie de mon ptopre fonds, lorsque j'ai écrit vers 1925 : « Quelconque de ma part la parole me garde mieux que le silence. Ma

tête de mort paraîtra dupe de son expression. Cela n'arrivait pas à Yorick quand il parlait. » Historiquement voici ce qui s'est passé dans mon esprit :
i° J'ai reconnu l'impossibilité de m'exprimer;
I. Le Mythe de Sisyphe, d'Albert Camus, fut communiqué en manuscrit à l'auteur par l'intermédiaire de Pascal Pia.
a° Je me suis rabattu sur la tentative de description des choses (mais aussitôt j'ai voulu les transcender!);
3° J'ai reconnu (récemment) l'impossibilité non seulement d'exprimer mais de décrire les choses.
Ma démarche en est à ce point. Je puis donc soit décider de me taire, mais cela ne me convient pas : l'on ne se résout pas à l'abrutissement.
Soit décider de publier des descriptions ou relations d'échecs de description.
En termes camusiens, lorsque le poème m'est pressant, c'est la nostalgie. Il faut la satisfaire, s'épancher (ou tenter de décrire).
Naturellement je m'aperçois vite que je ne parviens pas à mes fins.
A ce moment-là, je commence à me taire.
Quand j'ai pris mon parti de l'Absurde, il me reste à publier la relation de mon échec. Sous une forme plaisante, autant que possible. D'ailleurs l'échec n'est jamais

absolu.
*
Car il y a une notion qui n'intervient jamais dans l'essai de Camus, c'est celle de mesure (quand je dis jamais, c'est très faux. D'abord elle est dans l'épigraphe, où il est

question du « possible » — dans certains autres passages aussi, où il reconnaît une valeur relative à la raison). Toute la question est là. Dans une certaine

mesure, dans certaines mesures, la raison obtient des succès, des résultats. De même il y a des succès relatifs d'expression.
La sagesse est de se contenter de cela, de ne pas se rendre malade de nostalgie.
Transposant la parole de Littré : t D faut concevoir son œuvre comme si l'on était immortel et y travailler comme si l'on devait mourir demain », l'on pourrait dire :
Il faut concevoir son œuvre comme'si l'on était capable d'expression, de communion, etc., c'est-à-dire comme si l'on était Dieu, et y travailler ou plutôt Yacftever, la

limiter, la circonscrire, la détacher de soi comme si l'on se moquait ensuite de sa nostalgie d'absolu : voilà comment être véritablement un homme. Lorsqu'à propos du

don-juanisme Camus écrit qu'il faut épuiser le champ du possible, il sait bien pourtant que l'on n'épuise jamais la plus petite parcelle du champ.
Lorsqu'il évoque la possibilité de cinquante maîtresses, il sait bien qu'on n'en possède jamais absolument une seule.
S'il s'agit du résultat qui consiste à obtenir l'abandon momentané d'une maîtresse, comparable à celui qu'on obtient de son voisin de table en prononçant les mots

: passez-moi du sel (et un tel résultat suffit bien — qu'on m'entende — à justifier le langage) alors nous sommes d'accord.
C'est bien un résultat, un très important résultat. Mais il ne faudrait pas, comme il semble le faire quand il critique l'interprétation de Don Juan comme un perpétuel

insatisfait, laisser croire que Don Juan satisfasse une besoin d'absolu. Il obtient un résultat pratique, voilà tout : i° son propre orgasme; 2° l'exhibition de son orgasme;

3° l'orgasme de sa partenaire; 4° la contemplation de cet orgasme. C'est déjà grand-chose, nous sommes d'accord.
Mais en termes camusiens la nostalgie, c'est l'amour, la communion impossible (et permanente encore plus impossible) des deux êtres.
Or c'est cette nostalgie qui a poussé Don Juan vers telle ou telle femme.
— Mais non! mais non! cette ndstalgie est la sublimation morbide, la bovarysation de l'instinct sexuel. Et justement Don Juan est sain de ne s'y pas laisser aller.
*
En un sens, rien de plus utile que cette critique de Kierkegaard, Chestov, Husserl :
« Le but du raisonnement que nous poursuivons ici est d'éclaircir la démarche de l'esprit lorsque, parti d'une philosophie de la non-signification du monde, il finit par lui

trouver un sens et une profondeur » (page43).>
J'aboutirais volontiers pour ma part, en termes camusiens, à une formule comme la suivante :
Sisyphe heureux, oui, non seulement parce qu'il dévisage sa destinée, mais parce que ses efforts aboutissent à des résultats relatifs très importants.
Certes, il n'arrivera pas à caler son rocher au haut de sa course, il n'atteindra pas l'absolu (inaccessible par définition) mais il parviendra dans les diverses sciences à des

résultats positifs, et en particulier dans la science politique (organisation du monde humain, de la société humaine, maîtrise de l'histoire humaine, et de l'antinomie

individu-société).
*
Il faut remettre les choses à leur place. Le langage en particulier à la sienne — (obtention de certains résultats pratiques : passez-moi du sel, etc.).
L'individu tel que le considère Camus, celui qui a la nostalgie de l'un, qui exige une explication claire, sous menace de se suicider, c'est l'individu du xixe ou du xxe siècle dans

un monde socialement absurde.
C'est celui que vingt siècles de bourrage idéaliste et chrétien ont énervé.
*
L'homme nouveau n'aura cure (au sens du souci hei-deggerrien) du problème ontologique ou métaphysique, — qu'il le veuille ou non primordial encore chez Camus.
Il considérera comme définitivement admise l'absurdité du monde (ou plutôt du rapport homme-monde). Hamlet, oui ça va, on a compris. Il sera l'homme absurde de Camus,

toujours debout sur le tranchant du problème, mais sa vie (intellectuelle) ne se passera pas à maintenir son équilibre sur ce tranchant comme ï'homme-danseur de corde du xxe

siècle. Il s'y maintiendra aisément et pourra s'occuper d'autre chose, sans déchoir.
*
Il n'aura pas d'espoir (Malraux), mais n'aura pas de souci (Heidegger). Pourquoi? Sans jeu de mots, parce qu'il aura trouvé son régime (régime d'un moteur) i celui où il ne

vibre plus.

Francis Ponge

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