Lettre Amoureuse D’héloïse a Abélard

Dans ces lieux habités par la seule innocence,

Où règne, avec la paix, un éternel silence,

Où les cœurs, asservis à de sévères lois,

Vertueux par devoir, le sont aussi par choix;

Quelle tempête affreuse, à mon repos fatale,

S'élève dans les sens d'une faible vestale ?

De mes feux mal éteints qui ranime l'ardeur ?
Amour, cruel amour, renais-tu dans mon cœur ?

Hélas ! je me trompais ; j'aime, je brûle encore.
O nom cher et fatal !

Abélard ! je t'adore.
Cette lettre, ces traits à mes yeux si connus,
Je les baise cent fois, cent fois je les ai lus :
De sa bouche amoureuse

Héloïse les presse.
Abélard ! cher amant !... mais quelle est ma faiblesse !
Quel nom dans ma retraite osé-je prononcer?
Ma main l'écrit...

Eh bien! mes pleurs vont l'effacer.
Dieu terrible, pardonne ;

Héloïse soupire :
Au plus cher des époux tu lui défends d'écrire ;
À tes ordres cruels

Héloïse souscrit...
Que dis-je ? mon cœur dicre... et ma plume obéit.
Prisons où la vertu, volontaire victime,
Gémit et se repent, quoiqu'exempte de crime ;
Où l'homme, de son être imprudent destructeur,
Ne jette vers le ciel que des cris de douleur ;
Marbres inanimés, et vous, froides reliques,
Que nous ornons de fleurs, qu'honorent nos cantiques;
Quand j'adore

Abélard, quand il est mon époux,
Que ne suis-je insensible et froide comme vous !
Mon

Dieu m'appelle en vain du trône de sa gloire :
Je cède à la nature une indigne victoire.
Les ciliecs, les fers, les prières, les vœux,
Tout est vain ; et mes pleurs n'éteignent point mes feux.

Au moment où j'ai lu ces tristes caractères,
Des ennuis de ton cœur secrets dépositaires,
Abélard, j'ai senti renaître mes douleurs.
Cher époux, cher objet de tendresse et d'horreurs.

Que l'amour, dans tes bras, avait pour moi de charmes !

Que l'amour, loin de toi, me fait verser de larmes !
Tantôt je crois te voir, de myrte couronné,
Heureux et satisfait, à mes pieds prosterné ;
Tantôt dans les déserts, farouche et solitaire,
Le front couvert de cendre et le corps sous la haire,
Desséché dans ta fleur, pâle et défiguré,
A l'ombre des autels, dans le cloître ignoré.
C'est donc là qu'Abélard, que sa fidèle épouse,
Quand la religion, de leur bonheur jalouse.
Brise les nœuds chéris dont ils étaient liés,
Vont vivre indifférents l'un par l'autre oubliés ?
C'est là que, détestant et pleurant leur victoire,
Ils fouleront aux pieds et l'amour et la gloire.
Ah ! plutôt écris-moi : formons d'autres liens ;
Partage mes regrets, je gémirai des tiens.
L'écho répétera nos plaintes mutuelles :
L'écho suit les amants malheureux et fidèles.
Le sort, nos ennemis ne peuvent nous ravir
Le plaisir douloureux de pleurer, de gémir :
Nos larmes sont à nous, nous pouvons les répandre.
Mais

Dieu seul, me dis-tu,

Dieu seul doit y prétendre.
Cruel ! je t'ai perdu ; je perds tout avec toi :
Tout m'arrache des pleurs ; tu ne vis plus pour moi ;
C'est pour toi, pour toi seul que couleront mes larmes.
Aux pleurs des malheureux

Dieu trouve-t-il des charmes ? Écris-moi, je le veux : ce commerce enchanteur,
Aimable épanchement de l'esprit et du cœur,
Cet art de converser sans se voit, sans s'entendre ;
Ce muet entretien, si charmant et si tendre ;
L'art d'écrire,

Abélard, fut sans doute inventé
Par l'amante captive et l'amant agité;
Tout vit par la chaleur d'une lettre éloquente.
Le sentiment s'y peint sous les doigts d'une amante,
Son cœur s'y développe : elle peut, sans rougir,
Y mettre tout le feu d'un amoureux désir...
Hélas! notre union fut légitime et pure;
On nous en fit un crime, et le ciel en murmure. À ton cceur vertueux quand mon cœur fut lié,

Quand tu m'offris l'amour sous le nom d'amitié,

Tes yeux brillaient alors d'une douce lumière ;

Mon âme dans ton sein se perdit tout entière.

Je te croyais un

Dieu, je te vis sans effroi :

Je cherchais une erreur qui me trompât pour toi.

Ah ! qu'il t'en coûtait peu pour charmer

Héloïse !

Tu parlais... à ta voix tu me voyais soumise.

Tu me peignais l'amour bienfaisant, enchanteur;

La persuasion se glissait dans mon cœur.

Hélas ! elle y coulait de ta bouche éloquente ;

Tes lèvres la portaient sur celles d'une amante.

Je t'aimai ; je connus, je suivis le plaisir;

Je n'eus plus de mon

Dieu qu'un faible souvenir.

Je t'ai tout immolé, devoir, honneur, sagesse ;

J'adorais

Abélard ; et, dans ma douce ivresse.

Le reste de la terre était perdu pour moi :

Mon univers, mon

Dieu, je trouvais tout chez toi.
Tu le sais ; quand ton âme, à la mienne enchaînée.

Me pressait de serrer les nœuds de l'hyménée.

Je t'ai dit : «

Cher amant, hélas ! qu'exiges-tu ?

L'amour n'est pas un crime, il est une vertu :
Pourquoi donc l'asservir à des lois tyranniques?
Pourquoi le captiver par des nœuds politiques ?
L'amour n'est point esclave ; et ce pur sentiment
Dans le cœur des humains naît libre, indépendant.
Unissons nos plaisirs sans unir nos fortunes :
Crois-moi, l'hymen est fait pour des âmes communes.
Pour des amants livrés à l'infidélité :
Je trouve dans l'amour mes biens, ma volupté.
Le véritable amour ne craint point le parjure :
Aimons-nous, il suffit; et suivons la nature.
Apprenons l'art d'aimer, de plaire tour à tour ;
Ne cherchons, en un mot, que l'amour dans l'amour.
Que le plus grand des rois, descendu de son trône.
Vienne mettre à mes pieds son sceptre et sa couronne;
Et que, m'offrant sa main pour prix de mes attraits,
Son amour fastueux me place sous le dais ;
Alors on me verra préférer ce que j'aime
À l'éclat des grandeurs, au monarque, à moi-même.
Abélard, tu le sais ; mon trône est dans ton cœur.
Ton cœur fit tout mon bien, mes titres, ma grandeur.
Méprisant tous ces noms que la fortune invente,
Je porte avec orgueil le nom de ton amante :
S'il en est un plus tendre et plus digne de moi,
S'il peint mieux mon amour, je le prendrai pour toi.
Abélard, qu'il est doux de s'aimer, de se plaire !
C'est la première loi ; le reste est arbitraire.
Quels mortels plus heureux que deux jeunes amants
Réunis par leurs goûts et par leurs sentiments ;
Que les ris et les jeux, que le penchant rassemble,
Qui pensent à la fois, qui s'expriment ensemble,
Qui confondent la joie au sein de leurs plaisirs.
Qui, jouissant toujours, ont toujours des désirs?
Leurs cœurs, toujours remplis, n'éprouvent point de vide.
La douce illusion à leur bonheur préside :
Dans une coupe d'or ils boivent à longs traits
L'oubli de tous les maux et des biens imparfaits.
Si l'amour leur suffit, ils sont heureux sans doute.
Nous cherchons le bonheur, l'amour en est la route :
L'amour mène au plaisir, l'amour est le vrai bien. »

Tel fut, cher

Abélard, et ton sort et le mien.
Que les temps sont changés ! ô jour, jour exécrable !

Jour affreux où l'acier, dans une main coupable.

Osa...

Quoi! je n'ai point repoussé ses efforts!

Malheureuse

Héloïse ! ah ! que faisais-je alors ?

Mon bras, mon désespoir, les larmes d'une amante

Auraient... rien ne fléchit leur rage frémissante.

Barbares, arrêtez, respectez mon époux :

Seule j'ai mérité de périr sous vos coups.

Vous punissez l'amour, et l'amour est mon crime :

Oui, j'aime avec fureur, frappez votre victime.

Vous ne m'écoutez pas ! le sang coule... ah ! cruels !

Quoi ! mes cris ; quoi ! mes pleurs paraîtront criminels ?

Quoi ! je ne puis me plaindre en mon malheur funeste ?

Nos plaisirs sont détruits... ma rougeur dit le reste.

Mais quelle est la rigueur du destin qui nous perd!

Nous trouvons dans l'abîme un autre abîme ouvert.

Charles-Pierre Colardeau
Amour

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