Le vieux Daçaratha, sur son siège d’érable,

Depuis trois jours entiers, depuis trois longues nuits,

Immobile, l’oeil cave et lourd d’amers ennuis,

Courbe sa tête vénérable.
Son dos maigre est couvert de ses grands cheveux blancs,

Et sa robe est souillée. Il l’arrache et la froisse.

Puis il gémit tout bas, pressant avec angoisse

Son coeur de ses deux bras tremblants.
A l’ombre des piliers aux lignes colossales,

Où le lotus sacré s’épanouit en fleurs,

Ses femmes, ses guerriers respectent ses douleurs,

Muets, assis autour des salles.
Le vieux Roi dit : Je meurs de chagrin consumé.

Qu’on appelle Rama, mon fils plein de courage !

Tous se taisent. Les pleurs inondent son visage.

Il dit : O mon fils bien aimé !
Lève-toi, Lakçmana ! Attelle deux cavales

Au char de guerre, et prends ton arc et ton carquois.

Va ! Parcours les cités, les montagnes, les bois,

Au bruit éclatant des cymbales.
Dis à Rama qu’il vienne. Il est mon fils aîné,

Le plus beau, le plus brave, et l’appui de ma race.

Et mieux vaudrait pour toi, si tu manques sa trace,

Malheureux ! n’être jamais né.
Le jeune homme aux yeux noirs, se levant plein de crainte,

Franchit en bondissant les larges escaliers ;

Il monte sur son char avec deux cymbaliers,

Et fuit hors de la Cité sainte.
Tandis que l’attelage aux jarrets vigoureux

Hennit et court, il songe en son âme profonde :

Que ferai-je ? Où trouver, sur la face du monde,

Rama, mon frère généreux ?
Certes, la terre est grande, et voici bien des heures

Que l’exil l’a chassé du palais paternel,

Et que sa douce voix, par un arrêt cruel,

N’a retenti dans nos demeures.
Tel Lakçmana médite. Et pourtant, jour et nuit,

Il traverse cités, vallons, montagne et plaine.

Chaque cavale souffle une brûlante haleine,

Et leur poil noir écume et luit.
Avez-vous vu Rama, laboureurs aux mains rudes ?

Et vous, filles du fleuve aux îlots de limons ?

Et vous, fiers cavaliers qui descendez des monts,

Chasseurs des hautes solitudes ?
Non ! nous étions courbés sur le sol nourricier.

Non ! nous lavions nos corps dans l’eau qui rend plus belles.

Non, Radjah ! nous percions les daims et les gazelles

Et le léopard carnassier.
Et Lakçmana soupire en poursuivant sa route.

Il a franchi les champs où germe et croît le riz ;

Il s’enfonce au hasard dans les sentiers fleuris

Des bois à l’immobile voûte.
Avez-vous vu Rama, Contemplateurs pieux,

L’archer certain du but, brave entre les plus braves ?

Non ! le rêve éternel a fermé nos yeux caves,

Et nous n’avons vu que les Dieux !
A travers les nopals aux tiges acérées,

Et les buissons de ronce, et les rochers épars,

Et le taillis épais inaccessible aux chars,

Il va par les forêts sacrées.
Mais voici qu’un cri rauque, horrible, furieux,

Trouble la solitude où planait le silence.

Le jeune homme frémit dans son coeur, et s’élance,

Tendant l’oreille, ouvrant les yeux.
Un Rakças de Lanka, noir comme un ours sauvage,

Les cheveux hérissés, bondit dans le hallier.

Il porte une massue et la fait tournoyer,

Et sa bouche écume de rage.
En face, roidissant son bras blanc et nerveux,

Le grand Rama sourit et tend son arc qui ploie,

Et sur son large dos, comme un nuage, ondoie

L’épaisseur de ses longs cheveux.
Un pied sur un tronc d’arbre échoué dans les herbes,

L’autre en arrière, il courbe avec un mâle effort

L’arme vibrante, où luit, messagère de mort,

La flèche aux trois pointes acerbes.
Soudain, du nerf tendu part en retentissant

Le trait aigu. L’éclair a moins de promptitude.

Et le Rakças rejette, en mordant le sol rude,

Sa vie immonde avec son sang.

Rama Daçarathide, honoré des Brahmanes,

Toi dont le sang est pur et dont le corps est blanc,

Dit Lakçmana, salut, dompteur étincelant

De toutes les races profanes !
Salut, mon frère aîné, toi qui n’as point d’égal !

O purificateur des forêts ascétiques,

Daçaratha, courbé sous les ans fatidiques,

Gémit sur son siège royal.
Les larmes dans les yeux, il ne dort ni ne mange ;

La pâleur de la mort couvre son noble front.

Il t’appelle : ses pleurs ont lavé ton affront,

Mon frère, et sa douleur te venge.
Rama lui dit : J’irai. Tous deux sortent des bois

Où gît le noir Rakças dans les herbes humides,

Et montent sur le char aux sept jantes solides,

Qui crie et cède sous leur poids.
La forêt disparaît. Ils franchissent vallées,

Fleuves, plaines et monts ; et, tout poudreux, voilà

Qu’ils s’arrêtent devant la grande Mytila

Aux cent pagodes crénelées.
D’éclatantes clameurs emplissent la cité,

Et le Roi les accueille et dit : Je te salue,

Chef des guerriers, effroi de la race velue

Toute noire d’iniquité !
Puisses-tu, seul de tous, tendre, à Daçarathide,

L’arc immense d’or pur que Civa m’a donné !

Ma fille est le trésor par les Dieux destiné

A qui ploîra l’arme splendide.
Je briserai cet arc comme un rameau flétri ;

Les Dêvas m’ont promis la plus belle des femmes !

Il saisit l’arme d’or d’où jaillissent des flammes,

Et la tend d’un bras aguerri.
Et l’arc ploie et se brise avec un bruit terrible.

La foule se prosterne et tremble. Le Roi dit :

Puisse un jour Ravana, sept fois vil et maudit,

Tomber sous ta flèche invincible !
Sois mon fils. – Et l’époux immortel de Sita,

Grâce aux Dieux incarnés qui protègent les justes,

Plein de gloire, revit ses demeures augustes

Et le vieux roi Daçaratha.

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L’Arc de Civa
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