Le souper des armures

Biorn, étrange cénobite,

Sur le plateau d’un roc pelé,

Hors du temps et du monde, habite

La tour d’un burg démantelé.
De sa porte l’esprit moderne

En vain soulève le marteau.

Biorn verrouille sa poterne

Et barricade son château.
Quand tous ont les yeux vers l’aurore

Biorn, sur son donjon perché,

A l’horizon contemple encore

La place du soleil couché.
Ame rétrospective, il loge

Dans son burg et dans le passé ;

Le pendule de son horloge

Depuis des siècles est cassé.
Sous ses ogives féodales

Il erre, éveillant les échos,

Et ses pas, sonnant sur les dalles,

Semblent suivis de pas égaux.
Il ne voit ni laïcs, ni prêtres,

Ni gentilshommes, ni bourgeois,

Mais les portraits de ses ancêtres

Causent avec lui quelquefois.
Et certains soirs, pour se distraire,

Trouvant manger seul ennuyeux,

Biorn, caprice funéraire,

Invite à souper ses aïeux.
Les fantômes, quand minuit sonne,

Viennent armés de pied en cap ;

Biorn, qui malgré lui frissonne,

Salue en haussant son hanap.
Pour s’asseoir, chaque panoplie

Fait un angle avec son genou,

Dont l’articulation plie

En grinçant comme un vieux verrou ;
Et tout d’une pièce, l’armure,

D’un corps absent gauche cercueil,

Rendant un creux et sourd murmure,

Tombe entre les bras du fauteuil.
Landgraves, rhingraves, burgraves,

Venus du ciel ou de l’enfer,

Ils sont tous là, muets et graves,

Les roides convives de fer !
Dans l’ombre, un rayon fauve indiquc

Un monstre, guivre, aigle à deux cous,

Pris au bestiaire héraldique

Sur les cimiers faussés de coups.
Du mufle des bêtes difformes

Dressant leurs ongles arrogants,

Partent des panaches énormes,

Des lambrequins extravagants ;
Mais les casques ouverts sont vides

Comme les timbres du blason;

Seulement deux flammes livides

Y luisent d’étrange façon.
Toute la ferraille est assise

Dans la salle du vieux manoir,

Et, sur le mur, l’ombre indécise

Donne à chaque hôte un page noir.
Les liqueurs aux feux des bougies

Ont des pourpres d’un ton suspect ;

Les mets dans leurs sauces rougies

Prennent un singulier aspect.
Parfois un corselet miroite,

Un morion brille un moment ;

Une pièce qui se déboîte

Choit sur la nappe lourdement.
L’on entend les battements d’ailes

D’invisibles chauves-souris,

Et les drapeaux des infidèles

Palpitent le long du lambris.
Avec des mouvements fantasques

Courbant leurs phalanges d’airain,

Les gantelets versent aux casques

Des rasades de vin du Rhin,
Ou découpent au fil des dagues

Des sangliers sur des plats d’or…

Cependant passent des bruits vagues

Par les orgues du corridor.
D’une voix encore enrouée

Par l’humidité du caveau,

Max fredonne, ivresse enjouée,

Un lied, en treize cents, nouveau.
Albrecht, ayant le vin féroce,

Se querelle avec ses voisins,

Qu’il martèle, bossue et rosse,

Comme il faisait des Sarrasins.
Échauffé, Fritz ôte son casque,

Jadis par un crâne habité,

Ne pensant pas que sans son masque

Il semble un tronc décapité.
Bientôt ils roulent pêle-mêle

Sous la table, parmi les brocs,

Tête en bas, montrant la semelle

De leurs souliers courbés en crocs.
C’est un hideux champ de bataille

Où les pots heurtent les armets,

Où chaque mort par quelque entaille,

Au lieu de sang vomit des mets.
Et Biorn, le poing sur la cuisse,

Les contemple, morne et hagard,

Tandis que, par le vitrail suisse

L’aube jette son bleu regard.
La troupe, qu’un rayon traverse,

Pâlit comme au jour un flambeau,

Et le plus ivrogne se verse

Le coup d’étrier du tombeau.
Le coq chante, les spectres fuient

Et, reprenant un air hautain,

Sur l’oreiller de marbre appuient

Leurs têtes lourdes du festin !

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Le souper des armures
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