Élégie – J’ai fait une remarque hier en te quittant…

J’ai fait une remarque hier en te quittant.

Sans doute j’ai mal vu ; mais quand on aime tant

On a peur ; on se fait avec la moindre chose

Un sujet de tourments. On veut savoir la cause

De chaque effet. Un mot, un geste, une ombre, un rien,

La plus folle chimère, un souvenir ancien

Qui dormait dans un coin du cœur et qui s’éveille,

Tout vous effraie. On dit qu’infortune pareille

Ne s’est pas encor vue et que l’on en mourra ;

L’on n’en meurt pas ; demain peut-être on en rira.

Vous veniez pour vous plaindre : un baiser, un sourire,

Et vous ne savez plus ce que vous veniez dire.

Quand tu liras ces vers, sans doute tu diras

Que mon idée est folle et tu m’embrasseras ;

Et puis, j’oublierai tout, excepté que je t’aime

Et que je t’aimerai toujours. Fais-en de même.

Or, voici ma remarque; il m’a semblé cela.

Je voudrais oublier toutes ces choses-là ;

Mais je ne puis. Hier tu paraissais distraite,

Et ce n’est pas ainsi, certes, que Juliette

Laisse aller Roméo qui part. En ce moment

Où mon âme pâmée à chaque embrassement

S’élançait sur ta bouche au-devant de ton âme,

Où ma prunelle en pleurs baignait ma joue en flamme,

Où mon cœur éperdu, sur ton cœur qu’il cherchait,

Vibrait comme une lyre au toucher de l’archet,

Où mes deux bras noués, comme ceux d’un avare

Qui tient son or et craint qu’un larron s’en empare,

Te tenaient enfermée et t’enchaînaient à moi,

Toi, tu ne disais rien ; tu n’écoutais pas, toi ;

Mes baisers s’éteignaient sur ta lèvre glacée ;

Je ne te sentais pas sentir ; ta main pressée

N’entendait pas la mienne et ne répondait rien.

J’étais là, devant toi, comme un musicien,

Tourmentant le clavier d’un clavecin sans cordes.

Ô mon âme ! pourquoi faut-il, quand tu débordes

Comme un lis rempli d’eau que le vent fait pencher,

Que l’âme où tout en pleurs tu voudrais t’épancher

Se ferme et te repousse, et te laisse répandre

Tes plus divins parfums sans en vouloir rien prendre !

J’ai cherché vainement pourquoi cette froideur,

Après tant de baisers vivants et pleins d’ardeur,

Après tant de serments et de douces paroles,

Tant de soupirs d’ivresse et de caresses folles ;

Je n’ai rien pu trouver autre chose, sinon

Qu’on était fou d’avoir au fond du cœur un nom

Que l’on ne dira pas, et que c’était chimère

D’aimer une autre femme au monde que sa mère.

Rousseau dit quelque part : « Regardez votre amant

Au sortir de vos bras. » Il a raison vraiment.

Lorsque, le désir mort, naît la mélancolie,

Que l’amour satisfait se recueille et s’oublie,

Comme au sein de sa mère un enfant qui s’endort,

Que l’ennui vient d’entrer et que le plaisir sort,

Le moment est venu de regarder en face

L’amant qu’on s’est choisi. Quoi qu’il dise ou qu’il fasse,

Vous lirez sur son front son amour tel qu’il est.

Le mot sans doute est beau, mais ce qui m’en déplaît,

C’est qu’il s’adresse à l’homme et non pas à la femme.

Quand le corps assouvi laisse en paix régner l’âme,

Qu’on s’écoute penser et qu’on entend son cœur,

Et que dans la maîtresse on embrasse la sœur,

La première lassée est la femme. La honte

D’avoir été vaincue au fond d’elle surmonte

Le bonheur d’être aimée ; elle hait son amant,

Comme on hait un vainqueur; et, certe, en ce moment

Les choses sont ainsi : s’il est quelqu’un au monde

Qu’elle haïsse bien et de haine profonde,

C’est lui, car c’est son maître et son seigneur : il peut

Divulguer tout ; il peut la perdre s’il le veut ;

Il ne le voudra pas, mais il le peut. La crainte

A remplacé l’amour ; une froide contrainte

Succède aux beaux élans de folle liberté.

Adieu l’enivrement, le rire et la gaîté !

La femme se repent, et l’homme se repose,

Il a touché son but, il a gagné sa cause ;

C’est le triomphateur, le vainqueur, le César,

Qui, la couronne au front, au-devant de son char,

Malgré tout son amour, s’il peut la prendre vive,

Traînera sans pitié Cléopâtre captive.

Aspic, dresse ton col tout gonflé de venin,

Sors du panier de fleurs, siffle, et mords ce beau sein :

César attend dehors ! il lui faut Cléopâtre

Pour suivre le triomphe et paraître au théâtre ;

Il faut que sur leurs bancs les chevaliers romains

Disent : « Heureux César ! » et lui battent des mains.

La femme sait cela, que de reine et maîtresse,

Elle devient esclave et que son pouvoir cesse ;

Mais le sceptre qu’hier, dans l’oubli du plaisir,

Elle a laissé tomber, aujourd’hui le désir

Le lui remet en main et la fait souveraine ;

Il faut que son amant à ses genoux se traîne

Et lui baise les pieds et demande pardon.

Mais elle maintenant, froide et sans abandon,

Avec un double fil nouant son nouveau masque,

Ainsi qu’un chevalier à l’abri sous son casque,

Guette à couvert l’instant où, faible et désarmé,

Se livre à son poignard l’amant qu’on croit aimé.

Mon ange, n’est-ce pas qu’une telle pensée

N’eût pas dû me venir et doit être chassée,

Et que je suis bien fou de douter d’un amour

Dont personne ne doute, et prouvé chaque jour ?

J’ai tort ; mais, que veux-tu ? ces angoisses si vives,

Ces haines, ces retours et ces alternatives,

Ces désespoirs mortels suivis d’espoirs charmants,

C’est l’amour, c’est ainsi que vivent les amants.

Cette existence-là c’est la mienne, la nôtre.

Telle qu’elle est, pourtant, je n’en voudrais pas d’autre.

On est bien malheureux ; mais pour un tel malheur

Les heureux volontiers changeraient leur bonheur.

Aimer ! ce mot-là seul contient toute la vie.

Près de l’amour, que sont les choses qu’on envie ?

Trésors, sceptres, lauriers, qu’est tout cela, mon Dieu !

Comme la gloire est creuse et vous contente peu !

L’amour seul peut combler les profondeurs de l’âme,

Et toute ambition meurt aux bras d’une femme !

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