Voici le grand azur…

À Eugène Carrière.
Voici le grand azur qui inonde la petite ville.

Les paysans sont arrivés pour le marché.

Des petits enfants ont des bas couleur de cerise.

Ils sont venus le long de la fraîcheur des haies.
Là-bas, la neige des montagnes casse le ciel.

Oh ! que tout cela est doux, est édifiant !…

On voit des vaches d’or et des cochons d’argent,

et des vieilles qui vendent du fromage et du sel.
La mairie est carrée avec sa vieille horloge

qui retarde toujours même lorsqu’elle avance.

Et les platanes bleus sous qui l’ombre s’allonge

abritent les ménétriers et les hommes qui dansent
en rebondissant, légèrement, sur leurs blanches sandales.

Et les filles arrivent et se mêlent à eux.

Elles posent à terre des paniers pleins d’œufs

et, sérieusement et douces, elles dansent.
Ce n’est qu’un calme, avec des mouches silencieuses

qui tournent au soleil dans l’azur accablant

et, là-bas, du côté du foirail en feu blanc,

un âne aux dents jaunes brait sous les tranquilles cieux.
Les enfants regardent luire dans de belles fioles

des bonbons tout suants et doux à la salive,

et l’on voit passer de bien élégantes filles,

aux doux cheveux noirs et luisants, aux jupes sonores.
Elles causent avec les doux adolescents

qui tiennent l’aiguillon qui piquera la croupe

des bœufs au front barré, qui l’un à l’autre s’arc-boutent,

les jambes obliques, pour traîner les chars criants.
Le retentissement des auberges s’enflamme.

Le café est versé sur les tables de bois.

Les pactes se concluent et lents, magnifiques et graves,

les pères des maisons et les jeunes fils boivent.
Voici le pharmacien aux boules vertes et rouges,

voici le cordonnier des pauvres pauvres gens,

voici la mercière aussi grise qu’un songe

dans sa pauvre boutique où entrent peu de chalands.
Voici mon métayer avec ses mains calleuses

qui a coupé la tuie sur le coteau aride

et dont le cou de brique garde de saintes rides.

Voici le ronflement des tremblantes batteuses.
Voici les petits garçons revenant de l’école,

de l’encre aux doigts, avec de modestes cartables,

voici les chevaux lourds et luisants des gendarmes,

voici les marchandes d’agneau frisées aux tempes.
Voici le facteur rural qui va là-bas,

vers les chemins qui sont comme des fleurs en ruisseaux,

voici les moineaux roux plus doux que des enfants,

voici les pigeons bleus plus doux que des moineaux.
Voici le cimetière à la tristesse gaie,

où, un jour, si Dieu veut, je m’en irai dormir…

Je veux des églantiers plus doux que des désirs…

Allez, et cueillez-les dans la plus belle haie.
Voici dégringoler les noires petites rues,

voici le clocher blanc tout fleuri d’hirondelles

et le marchand de bibles et la tranquille allée

où l’on promène doucement au crépuscule.
Voici les doux enfants jouant à la marelle :

Marie-Louise, Aurélie et bien d’autres encore…

Ils sont plus innocents que la rosée des roses

qui pleurent sur la douce et usée margelle…
Ils chantent, se tenant les mains en un rondeau.

Ils chantent, doucement ineffables, ces mots :

« Au rondeau du Mayaud, au rondeau du Mayaud,

Ma grand’mère, ma grand’mère, ma grand’mère a fait un saut. »
Voici d’autres enfants portant des arrosoirs,

et la tranquillité des tombées tendres des soirs.

Voici le cliquetis des sabots d’écoliers

qui courent, comme des graines, au vent léger.
Voici, au-dessus des murs de lézards et de lierre,

de roses arbres plus doux que ma bien-aimée

n’est douce, mon aimée plus douce que les eaux,

plus douce que l’écorce légère des roseaux.
Voici des abricots sucrés comme sa bouche,

voici sur les platanes le cri aigre des cigales,

et voici la colline où, après les averses douces,

l’arc-en-ciel fleurit comme un grand verger pâle.
Voici des papillons plus papillons que l’azur,

et voici le gazon qui ressemble à l’azur.

Voici une hirondelle et voici un mendiant,

et les rogations qui enchantent par leurs chants.
Voici les ânes doux qui crèvent sous les bâts.

Voici les vieilles fées qui portent dans leur cabas

l’ombre mystérieuse, fraîche et centenaire,

des baisers échangés à l’ombre des chaumières.
Voici une daüne montée sur une grande mule.

C’est la maîtresse d’une grande maison paysanne.

Elle range le linge au fond frais d’une armoire

immense, en une salle aux grands rideaux de tulle
où, l’été, voltigent et bourdonnent les mouches bleues.

Voici encore les jeunes filles des environs,

plus fraîches qu’aux mousses ne sont les mousserons,

plus fraises que la fraise au fond du ravin bleu.
Voici encore le calme de ma douce chambre,

voici Flore ma chienne, voici Marbot mon chien,

voici Nice mon chat et Li-Ti-Pu ma chatte,

et les portraits d’amis dans tout cet air ancien.
Voici le châle guadeloupéen de ma grand’mère,

voici aussi ici la toute petite chaise

où mon père, à sept ans, devait être bien à l’aise,

alors qu’il traversait les étoiles des mers…
Laisse-moi, ô mon Dieu, m’agenouiller à terre.

Je veux te célébrer en pleurant dans mes mains.

Si je suis malheureux, c’est que c’est un mystère :

tu as consolé Job souffrant sur le purin.
Tu m’as donné la vie. N’est-ce assez, ô mon Maître ?

Voici les toits de zinc, le pont, le gave vert,

et la petite ville aux obscures fenêtres,

et les brebis avec le chien et le berger.

1897.

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