Petit-Pierre

À Jules Bailly.
I
C’étaient vraiment des gens heureux. Ils étaient trois :

Le père, adroit maçon parmi les plus adroits ;

La mère, brave femme à peu prés du même âge,

Qui travaillait en ville et soignait son ménage ;

Enfin, pour compléter ce doux intérieur,

Un garçon, un unique enfant frais et rieur,

Que la famille avait appelé Petit-Pierre.
Leur maisonnette, avec un haut trottoir de pierre,

S’élevait dans le fond d’un faubourg populeux :

La cuisine, aux murs blancs bordés de filets bleus,

Avait la propreté des fermes de Hollande.
Un sable fin, pareil à celui d’une lande,

Recouvrait les carreaux de dessins arrondis ;

Le feu, pour le dîner, flambait tous les midis,

Et sur la cheminée, où luisait la vaisselle,

Les plats d’étain, frappés d’une rouge étincelle,

Ressemblaient à distance à des soleils couchants.
Mais ce qui ranimait la lumière et les chants

De ce foyer tout plein de gaîté journalière,

C’est l’oiseau qu’enfermait cette étroite volière,

C’est le petit garçon, frais comme un chérubin,

Qui donnait son sourire en paîment de son pain.

Il était déjà presque à sa neuvième année ;

Il fréquentait l’école, et chaque matinée,

De peur d’être en retard partant beaucoup trop tôt,

On le voyait passer en petit paletot,

Répétant sa leçon à mi-voix sur la place,

Et tenant sous son bras, tout fier d’aller en classe,

Ses cahiers maintenus dans deux planches de bois.
L’enfant étudiait comme un fils de bourgeois :

Il savait déjà lire, il savait même écrire,

Et son maître faisait un amical sourire

En voyant ses devoirs toujours bien expliqués.

C’est lui qui répétait les calculs compliqués

Sur les grands tableaux noirs pendus à la muraille ;

Et tous les écoliers, sans avoir l’air qui raille,

Les coudes sur le banc, recueillaient ses leçons.
Le soir, il revenait, le cœur plein de chansons,

Mettait une autre blouse, et mangeait quelques tranches

De pain blanc, en cherchant sur chacune des planches

Le petit plat friand gardé pour son retour.

Puis après les devoirs, les jeux avaient leur tour :

Il oubliait alors concours, chiffres, grammaire,

Courait avec son chien, sortait avec sa mère,

Souriait aux enfants tapageurs du faubourg

Qui jouaient aux soldats, précédés d’un tambour ;

Empêchait les garçons et les petites filles

De gêner ses amis qui s’amusaient aux billes

Jusqu’à l’heure où la nuit noircissant l’horizon,

Lassés, les fit rentrer chacun dans leur maison.
Lorsqu’ils avaient soupe dans la cuisine basse,

Petit-Pierre prenait un livre de la classe

Et, feuilletant la table afin de faire un choix,

Lisait une touchante histoire à haute voix.

Les parents rayonnaient !… Ils respiraient à peine

Et n’osaient pas bouger, craignant de faire peine

Au lecteur susceptible assis au milieu d’eux.

Quand l’enfant terminait, il disait à tous deux. :

« Pourquoi ne pas venir, vous autres, à l’école ?…

Moi, je veux vous apprendre à lire !… » Une auréole,

Descendait de la lampe attachée au plafond

Sur l’enfant qui, naïf, venait d’être profond,

Et la mère riait : « Donne-moi des lunettes !…

« Car ces lettres vraiment sont pour moi trop peu nettes ;

« Ils vieillissent, nos yeux !… »
Mais l’enfant s’obstinait.

« C’est bien simple, épelons d’abord… » Puis il prenait

La grosse main du père et le forçait à suivre

Pour redire après lui les syllabes du livre.
O le petit apôtre et le maître charmant !

Ce n’était pas toujours ses parents seulement

Qu’il s’efforçait d’instruire en sa candeur naïve,

Mais partout s’étendait sa sainte tentative : .

Écrivant, — sans jamais accepter de profits, —

Les lettres que dictaient les mères pour leurs fils,

Conscrits que l’indigence obligeait au service ;

Traduisant aux voisins, pour leur rendre service,

Devant les bâtiments publics ou les marchés,

Les placards importants qu’on avait affichés.

Aussi c’était l’ami, le caprice, l’idole ;

Et lorsque chaque été les maîtres de l’école,

Tant il travaillait bien, lui donnaient tous les prix,

Aucun n’était jaloux, aucun n’était surpris ;

C’était l’enfant de tous, de tous c’était la fête :

On pavoisait avec une entente parfaite,

Par la foule, en triomphe, il était ramené ;

Le soir, tout le faubourg était illuminé,

Et, n’ayant que dix ans, le Petit-Pierre en somme

Était dans le quartier déjà presque un grand homme !.
II
Mais, hélas ! le bonheur est plein de trahisons :

Il entre, sans s’asseoir jamais dans nos maisons.

Le foyer où chantait ce blondin populaire,

Triste et riant, malgré le modique salaire,

Ce foyer si joyeux, si tranquille et si beau,

Allait être bientôt plus morne qu’un tombeau !…
Le père, le maçon, qui prenait un peu d’âge,

L’hiver, fit un faux pas sur son échafaudage

Et tomba sur le sol… On le crut mort… Pourtant

On vit qu’il respirait encor en l’emportant,

Et, comme on s’ouvre vite à l’espoir qui rassure,

On crut qu’il survivrait peut-être à sa blessure !…
Il souffrit très longtemps, mais guérit à la fin :

C’était l’hiver ; le froid venait avec la faim ;

N’ayant plus son travail pour payer la dépense,

La misère arrivait plus vite qu’on ne pense.

Le médecin coûtait ; le pain se vendait cher,

Et, noir, les pleurs encor le rendaient plus amer.

Jadis on avait fait quelques économies.

Plus rien !… La mère allait emprunter aux amies

L’argent qu’il lui fallait pour payer le loyer ;

Ne mangeait plus, passait la nuit à travailler,

Raccommodant du linge ou faisant des dentelles

Près du malade, en proie à des frayeurs mortelles ;

Mais voyant son mari sourire le matin,

Avec les yeux plus clairs et plus rose le teint,

La femme se trouvait moins souffrante et moins lasse

En embrassant l’enfant qui partait pour la classe.
Quant au maçon, c’était presque un homme nouveau :

Le coup avait lésé sans doute le cerveau,

Car depuis ce moment il était irritable,

Ne voulait pas manger ce qu’on servait à table,

Trouvait la maison sale et son air étouffant

Et n’aimait même plus sa femme et son enfant !…

Son ardeur à l’ouvrage était bien refroidie,

Il ne travaillait plus depuis sa maladie

Et, malgré la misère et malgré le besoin,

Il passait sa journée au cabaret du coin

Avec quelques oisifs et quelques mauvais drôles.

Ces fainéants parlaient de jouer de grands rôles,

Pour niveler bientôt les hommes et les monts,

Et maudissaient les rois, criant à pleins poumons,

Parmi le choc brutal de leurs grands pots de bière,

Qu’on ferait à chacun de son trône une bière !…

Le maçon, avec eux, criait et s’enivrait :

Et le soir, à tâtons, quittant le cabaret

Sous le reflet blafard du gaz dans les ténèbres,

Il cherchait sa maison. De loin des cris funèbres

Et de vagues sanglots disaient que c’était là.

Il s’arrêtait alors… Il connaissait cela :

« Sa femme pleurnichait… c’était son habitude !… »

Il lui criait d’ouvrir vite de sa voix rude,

Et l’ivrogne rentrait ; et quand l’enfant chétif

Qui n’avait pas mangé, venait d’un ton plaintif

Lui demander pourquoi s’en aller dés l’aurore,

S’il ne les aimait plus, eux, qui l’aimaient encore,

Le maçon se fâchait, lui tirait les cheveux,

Battait sa femme avec ses larges poings nerveux :

« Si ça me plaît d’aller trouver les camarades ! —

« Hurlait-il. — Pas de pleurs surtout, pas de tirades !…

« Travaillez ! Moi, m’user pour vous ? Ah ! plus souvent !

« Que ce faquin d’enfant, qui joue au grand savant,

« Laisse là son école et qu’il aille à l’usine.

« C’est compris ?… »
Et tandis qu’au fond de la cuisine

Petit-Pierre tremblait d’un frisson glacial,

Le maçon s’endormait d’un sommeil bestial.
III
Il fallut obéir, aller à la fabrique,

A la fabrique noire, empestée et lubrique,

Où l’âme se flétrit aussi bien que le corps

Parmi les propos vils et les sombres accords

Que tient la multitude et que rend la machine.
Ah ! pauvre Petit-Pierre ! il faudra qu’il s’échine

Et travaille au milieu de gamins querelleurs.

On veut de lui des fruits dans la saison des fleurs !

Parce qu’un père est lâche et proche la misère,

Jeune plante ! on la met dans une chaude serre ;

Mais la tige est trop frêle et fléchira bientôt.
On le voyait passer chaque matin plus tôt

Qu’il ne partait jadis pour aller à l’école ;

Il n’avait plus sa grâce et sa gaîté frivole ;

Laissant, sans les guetter, voler les papillons ;

Maigre, presque honteux sous de sales haillons,

Ayant une toux sèche et creuse comme un râle,

Chaque jour plus débile et chaque jour plus pâle

Et songeant — les regards fixés sur ses sabots

Où s’écorchaient ses pieds dans des bas en lambeaux —

Au bon temps de jadis quand il pouvait apprendre,

Et que le peuple heureux et fier venait le prendre

Pour lui faire un cortège et lui battre des mains,

Tandis qu’avec ses prix il passait ces chemins !…
Le soir, à l’heure calme où tout se tranquillise,

Il entrait quelquefois dans une vieille église

Aux bleus vitraux desquels le soleil qui s’endort

Faisait luire et flotter un dernier rayon d’or ;

Et là, s’agenouillant seul devant une Vierge,

Laissant brûler son cœur à ses pieds comme un cierge,

L’enfant lui racontait dans l’ombre ses douleurs ;

Et lorsque son regard, au travers de ses pleurs,

A l’autel avait vu le Christ sur sa croix noire

Qui tendait tout en sang ses maigres bras d’ivoire,

Petit-Pierre trouvait son sort moins malheureux

Et, plaignant ses parents, priait Jésus pour eux !…
Mais dès le lendemain dans l’ardente fournaise

Il souffrait de nouveau, suant, mal à son aise ;

Et malgré l’air impur qui l’étouffait toujours,

Travaillait sans répit dix heures tous les jours.

Que gagnait pour cela cette machine humaine ?
Horreur ! il ne gagnait que cinq francs par semaine !…
Et lorsqu’il revenait le soir du samedi,

Son père lui prenait son salaire, alourdi,

Lui donnant d’une main que le cynisme enfièvre

Pour payer son courage un verre de genièvre !…
IV
Petit-Pierre mourut… On ne vit pas ainsi !

L’enfant dans le soleil doit courir sans souci.

C’est un doux rossignol qui dépérit en cage.

Comme il faut à l’oiseau la brise et le bocage,

Il faut à lui, pour vivre et pour s’apprivoiser,

Le matin un sourire et le soir un baiser,

Le calme du foyer tranquille comme un temple

Et l’honneur des parents qui lui serve d’exemple.

Mais dès qu’on veut priver l’enfant d’un de ces soins,

Dés qu’on veut le contraindre ou dés qu’onl’aime moins,

Dés qu’un de ces bonheurs, qui sont sa nourriture,

Échappe à sa candide et fragile nature,

Il s’affaisse, il pâlit, il se meurt, il est mort !

On tua Petit-Pierre et nul n’eut un remord :

L’enfant peut dépérir pour celui qui s’enivre,

Le droit de le tuer prime son droit de vivre,

Car c’est le droit du père, — un droit auguste et beau !… —

De le mettre à l’usine, ou plutôt au tombeau,

Sans que la loi soit là pour empêcher ce crime,

Pour protéger l’enfant dont on fait la victime,

Et sans qu’on songe même au fond de nos Sénats

Qu’on doit prendre une part de ces assassinats !…
V
En apprenant la mort du pauvre Petit-Pierre

Chacun sentit venir des pleurs à sa paupière ;

Et quand pour l’enterrer survint le corbillard,

Devant la maisonnette on vit dans le brouillard

Les enfants des voisins vêtus de robes blanches

Qui jetaient des bouquets sur le cercueil de planches ;

Et le faubourg entier cotisé fit bâtir,

Avec l’argent de tous, une tombe au martyr.

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Petit-Pierre
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