Au bord de la Creuse

À M. Paul Blanchemain.
Oui, j’y songe souvent, ô mon lointain ami;

Et, quand autour de moi tout repose endormi,

Et que sur mes deux mains mon front lassé se penche,

Dans ces chers souvenirs mon cœur ému s’épanche.
Sur le seuil du chalet aux murs hospitaliers,

Où j’avais découvert tant d’échos familiers,

Après avoir au front baisé vos petits anges

Frais comme des lilas, gais comme des mésanges,

Et, la voix attendrie, échangé nos adieux

Avec celle qui fait vos jours si radieux,

Nous quittâmes Birayl. L’âme triste sans doute.

Nous vîmes disparaître, au détour de la route,

La tourelle cachée au milieu des massifs.

Et, la main dans la main, nous marchâmes pensifs,

Vous le fils, moi l’ami, vers la pieuse enceinte

Qui d’un noble et grand cœur garde la tombe sainte.

Pourquoi redire ici ce qui gémit en nous

Lorsque ensemble on nous vit tomber à deux genoux

Sur le tertre funèbre où dort le doux poète?

Tandis que le clocher, rustique silhouette,

Mystérieux, jetait son ombre entre nous deux,

Nos cœurs sentaient quelqu’un qui se rapprochait d’eux.
Ami, ces moments-là, malgré les destinées,

Sacrent l’amitié mieux que de longues années!
Ce saint devoir rempli, vers des pays nouveaux

Nous partîmes, traînés par deux fringants chevaux.

Quels horizons! et quelle ineffable journée!

Sur la plaine, d’azur et d’ambre illuminée,

Dans des bruines d’or, nos regards croyaient voir

La verdure sourire et les rayons pleuvoir.

Fraîche encor du baiser de l’aube matinale,

La campagne brillait dans sa grâce automnale;

Là des bosquets touffus, des coteaux ondulés

Que festonne la vigne ou que dorent les blés:

Plus loin, de grands bœufs roux à l’allure indolente;

Un filet d’eau qui fuit sous une arche branlante;

Là-bas, un vieux château dégageant, au travers

De maigres peupliers et de châtaigniers verts,

Pignons à girouette ou poivrière grise;

Et puis des papillons voltigeant à la brise;

Des buissons pleins d’oiseaux et de vagues rumeurs;

Des vents frais tout chargés d’arômes parfumeurs;

Dans l’écho le refrain d’une chanson lointaine;

Et puis… Mais à quoi bon? Ma mémoire incertaine

Par ces détails oiseux ne pourrait que ternir

Ce qui sans doute est vif dans votre souvenir.
Nous nous acheminions vers la source où la Creuse

S’ouvre un lit murmurant dans sa vallée ombreuse.

Soudain, comme un coursier qui se cabre et hennit,

Prisonnières heurtant leurs parois de granit,

Voici de Saint-Benoît les bruyantes cascades.

Nous égarons nos pas sous les sombres arcades

Du vieux cloître en ruine où les bénédictins

Pâlirent autrefois sur les textes latins.

Tombeaux, inscriptions par les siècles rongées,

De mousses et de lierre ogives surchargées,

Beaux restes mutilés de chapiteaux romans,

Tous ces trésors poudreux des anciens monuments,

Nous interrogeons tout, fatiguant nos paupières

À déchiffrer les mots de ces pages de pierres.

Nous remarquons aussi quelques travaux romains:

Puis, pour vous oublier, tristes débris humains,

Inclinés sur le bord du rocher qui surplombe,

Nous allons méditer au bruit de l’eau qui tombe!
Quelqu’un nous avait dit : « Là-haut, sur ce sommet

Au pied duquel, ruisseau que le druide aimait,

Le Portefeuille roule en chantant sous les saules,

S’élève un vieux dolmen, reste des vieilles Gaules

Quelques instants après, vers le plateau lointain

Où gît ce survivant de tout un monde éteint,

Enjambant les talus, sautant de roche en roche,

Effarouchant l’oiseau qui fuit à notre approche,

Nous nous hâtons tous deux, prêtant, chemin faisant,

Notre oreille aux récits du petit paysan

Pieds nus et l’oeil madré qui nous montre la route,

Et qui, d’un ton ravi, tout charmé qu’on l’écoute,

Et promenant sur nous ses regards ébahis,

Nous conte la légende étrange du pays :

Cet étang, c’est la Mare aux Martes; sur ces pierres,

Tous les soirs, à minuit, les pâles lavandières

- Quiconque les dérange a de cuisants remords -

Viennent battre et laver le blanc linceul des morts.

Des gens ont, disait-il, vu la Pierre levée

Des Rendes, dans la nuit, descendre la cavée,

Allant à je ne sais quel affreux rendez-vous…
Lorsque l’enfant se tut, nous avions devant nous,

Énigme interrogée en vain par l’antiquaire,

Le dolmen – une masse énorme de calcaire -

Qui, sur quatre piliers informes suspendu,

S’élève hors du sol de ce coteau perdu,

Comme un autel dressé pour quelque dieu farouche.

Le colosse était là, verdi par une couche

De mousse et de lichens – témoin morne et discret

D’une époque dont nul ne connaît le secret.

Ô sombres monuments des âges druidiques,

Qui donc fera jaillir de vos blocs fatidiques

L’éclair mystérieux qui, depuis trois mille ans,

Invisible pour tous, couve en vos rudes flancs?
Nos deux chevaux piaffaient au loin sous une oulmière.

Un chemin plat, uni, plein d’ombre et de lumière,

Au milieu de la plaine et sous un ciel doré,

Serpentait devant nous comme un ruban moiré.

Presque au hasard, en vrais enfants de la Bohème,

Nous nous mîmes en route. Oh! quel riant poème,

Que cette excursion à travers ce Berry

Si gai, si verdoyant, si frais et si fleuri!
Je crois m’y voir encor. Suspendant notre course,

Parfois nous faisons halte au bord de quelque source,

Où, sous le dais touffu de quelque arbre songeur,

Nous rompons en riant le pain du voyageur.

Nous recherchons surtout les sites, les ruines,

Les murs démantelés penchés sur les ravines;

Nous visitons aussi campagnes et hameaux,

Avec les villageois échangeant quelques mots;

Voici Saint-Sébastien et sa vaste tour ronde;

Puis Saint-Germain qui fut lieu d’exil sous la Fronde…

Hauts clochers, bourgs coquets, murs noircis, vieux manoir,

Carrefours où se dresse une croix de bois noir,

Tout a laissé chez moi des souvenirs vivaces.
Je n’oublierai jamais, près du château des Places,

La jeune paysanne aux yeux bleus, nous contant,

Timide, la légende antique de l’étang :

Un seigneur mécréant, rapace oiseau de proie,

Une femme qui fuit, une enfant qui se noie,

Un crime, un châtiment… Et puis, que sais-je moi?

Sinon que nous prêtions l’oreille avec émoi.
Enfin le jour tombait. Le soleil qui décline

Dorait de tons moins vifs le flanc de la colline.

Tout à coup, et jetant son ombre aux alentours,

Sur un roc formidable, un sombre amas de tours,

De lourds donjons penchants, de croulantes murailles,

Comme un géant troué qui perdrait ses entrailles,

Apparaît devant nous. C’est Crozant!

Quel beau soir,

Ou plutôt quelle nuit nous passâmes à voir

La ruine exhiber, immense, au clair de lune,

Les flancs déchiquetés de sa carcasse brune,

Et de reflets blafards vaguement inondés,

Profiler sur l’azur ses grands murs lézardés!
Seuils effondrés, arceaux béants, porches pleins d’ombres,

Arcs-boutants délabrés émergeant des décombres,

Blocs disjoints envahis par la ronce et les houx,

Longs couloirs éventrés heurtés par les hiboux,

Pans épais perforés de spirales funèbres,

Souterrains où l’on voit des yeux dans les ténèbres,

Parapets chancelants qui semblent s’accrocher

Aux arbres rabougris qui pendent du rocher,

Puissants remparts flanqués de bastions énormes,

Lourds amoncellements, écroulements difformes,

Tout dans ce fier débris, farouche majesté

Où l’implacable main des âges a sculpté

Le tragique blason des vieux siècles gothiques,

Prenait à nos regards des formes fantastiques.

Cela semblait, sous l’astre aux rayons tremblotants,

Comme un spectre arrêté sur les confins du temps!
Soudain il nous sembla, cachés dans la pénombre,

Voir s’animer au loin la forteresse sombre,

Nous entendons grincer herses et ponts-levis;

Et les barons d’antan, de leurs archers suivis,

Bardés de fer, la lance au poing, panache en tête,

Noirs chevaucheurs sonnant leur fanfare de fête,

- Comme un vol de vautours qui des grands monts descend -

Féroces, altérés de pillage et de sang,

Vont rançonner les bourgs et battre la campagne.

Leur file se déroule au flanc de la montagne:

Ils vont, et les hauts faits de ces rudes tueurs

Allument l’horizon de sinistres lueurs.

Puis, sanglants et repus, lourds de butin, sauvages,

Harassés d’une nuit de meurtre et de ravages,

Essuyant leur flamberge aux mousses du sentier,

Vers les murs sourcilleux de leur repaire altier,

Nous voyons remonter ces fondateurs de races,

Laissant fumer au loin des villes sur leurs traces.
Et puis, suprême exploit de ces puissants larrons,

Que l’on nommait alors burgraves ou barons,

Nous croyons voir, hideux, au reflet des lanternes,

Des cadavres se tordre aux gibets des poternes!

Ô castels féodaux, jadis si pleins de bruits,

Comme on aime à rêver sous vos créneaux détruits!
Or, comme nous quittions l’antique citadelle,

Qui domine à la fois la Creuse et la Sedelle,

Et que je vous montrais, sur la grève, en aval,

Un vieux moulin tournant sa roue au fond du val,

Vous, ému, par-dessus la béante crevasse

Qui l’isole du roc où s’accule sa masse,

Sur l’escarpement noir – pour clore l’entretien -

Vous m’indiquiez du doigt l’humble clocher chrétien,

Qui, depuis deux mille ans, voit tomber en poussière

Les colosses de bronze et les babels de pierre!
Dans l’auberge du lieu nous trouvant à l’étroit,

Le curé nous avait recueillis sous son toit;

Ce brave et bon abbé, cœur droit et sympathique,

Qui trouva le moyen de parler politique

Et dogmes, sans jamais faire un retour mesquin

De vous chaud royaliste, à moi républicain!

C’était le lendemain jour de grande assemblée.

Le trot de nos chevaux sur la route sablée,

Nous emporta bientôt vers d’autres horizons.

Aux branches des taillis, au velours des gazons,

La nuit à pleines mains avait semé des perles:

Sous la feuille sifflaient les pinsons et les merles;

Les taons sonnaient la charge autour des églantiers:

Et, par files, suivant le détour des sentiers,

Joyeux, et nous faisant un salut de la tête,

Des couples d’amoureux s’en allaient à la fête,

Ayant mis le matin leurs habits les plus beaux,

Et faisant sur le sol résonner leurs sabots.

Désormais la campagne est plus accidentée;

Quand nous avons gravi quelque longue montée,

Il nous faut redescendre au fond des ravins creux,

Nous côtoyons parfois d’âpres coteaux creux,

D’où l’œil découvre au loin de vastes chènevières.

Nous saluons ici le manoir des Clavières;

Puis nous apercevons, monceau de granit brun,

Ce rival de Crozant qu’on nomme Châteaubrun.
La Creuse sous sa droite, un torrent sous sa gauche,

Le vieux bourg dresse au loin sa gigantesque ébauche

Dont l’arête hardie, au ton couleur d’airain,

Découpe, sur l’azur, son profil souverain.

Jamais ruine n’eut un aspect plus austère.

Pour la mieux contempler nous mettons pied à terre;

Et, comme j’en crayonne un informe croquis,

Vous, poète inspiré, dans un sonnet exquis,

Devant ce sombre acteur de plus d’un sombre drame,

En admiration vous épanchez votre âme.

Enfin nous arrivons à ce recoin perdu

De l’Indre, qui nous montre, aspect inattendu,

Surgissant tout à coup des parois d’une gorge,

Un clocher qu’on voit poindre au milieu des champs d’orge:

C’est le petit village aimé de George Sand,

Gargilesse, retraite obscure où le passant

S’arrête ému devant mille anciennes reliques.
Ici c’est l’abbaye aux murs mélancoliques:

Là c’est d’un vieux château le tympan blasonné

Qu’appuie une tourelle au front découronné;

Puis enfin c’est l’église, un bijou d’édifice

Qui mêle dans son style, élégant artifice,

Du gothique au roman tout le charmant détail.

Nous en admirons tout, de l’abside au portail,

Jusqu’à la crypte sombre où le vieux capitaine

Guillaume de Naillac, grand prieur d’Aquitaine,

Sous sa roide effigie aux longs traits imposants,

De son dernier sommeil dort depuis sept cents ans,

Nous promenons un peu notre allure bourgeoise

Sur la place où bruit la foire villageoise.

Près d’un ruisseau jaseur et presque inaperçu,

On nous montre un logis rustique au toit moussu,

Où, souvent, d’un grand nom fuyant la servitude,

L’auteur d’Indiana chercha la solitude.
Puis un bruit de crincrins stridents et criailleurs

Par des appels joyeux nous attirant ailleurs,

Nous entrâmes pour voir les danses berrichonnes.

Hélas! à notre aspect, fillettes folichonnes,

Pour prouver que de nous elles faisaient grand cas,

Se mirent à danser valses et mazurkas.

Plus de folle bourrée au son des cornemuses…

Vous fuyez donc aussi le bal rustique, ô Muses!
Enfin, sautant tous deux dans notre phaéton,

Nous prenons en riant la route d’Argenton:

Argenton la puissante, Argenton la romaine,

Où le touriste errant qui le soir s’y promène

Se heurte à chaque pas sur des débris gisants,

Vestiges d’un passé vieux de dix-huit cents ans.

La voici; regardez! De ces hauteurs altières,

Pendent en noirs tronçons des murailles entières;

La voici, pittoresque, avec son château-fort

Qui dans le vif du roc s’arc-boute avec effort;

Avec sa basilique à la flèche hardie,

Dont la rosace jette un reflet d’incendie;

Avec son esplanade et ses couronnements

D’où l’œil découvre au loin tant de sites charmants;

Avec son ancien cirque et sa tour distordue,

Croulante, et qu’on dirait avoir été fendue

Par quelque coup d’estoc monstrueux. La voici!

Que d’assauts meurtriers se donnèrent ici!
Nous étions arrivés presque à la nuit tombante.

La fête, comme ailleurs, éclatait, absorbante:

Des bazars regorgeant de monde et de clarté

Dans l’ombre des maisons s’ouvraient de tout côté;

Le soir pur et serein prodiguait son arôme:

Du plaisir on sentait le gracieux fantôme,

Toujours jeune, flotter sur le vieux bourg romain;

Bras dessus, bras dessous, ou se donnant la main,

Des bandes, de partout pour le bal accourues,

En groupes tapageurs circulaient dans les rues

À pleine voix chantant quelques refrains joyeux.

Une larme monta de mon cœur à mes yeux,

Lorsque, si loin, au fond de notre chère France,

J’entendis l’air aimé d’une ancienne romance

Que ma vieille nourrice, au vieux foyer, chez nous,

Chantait en m’endormant, le soir, sur ses genoux.

Alors, ô mon ami, malgré nos sorts contraires,

Je compris mieux encor combien nous étions frères!
Je le compris surtout lorsque, sans hésiter,

Le soir même, à la gare, il fallut se quitter.

De France et d’avenir bien longtemps nous causâmes,

Échangeant entre nous le meilleur de nos âmes.

Vous retourniez au toit de vos enfants chéris;

Et moi, je reprenais la route de Paris,

Emportant dans mon cœur plus que je ne raconte.

Ces beaux jours sont bien loin, car la vie est bien prompte;

Mais j’y songe souvent, ô mon lointain ami!

Et quand autour de moi tout repose endormi,

Et que sur mes deux mains mon front lassé se penche,

Dans ses chers souvenirs mon cœur ému s’épanche.

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