Lettre de Théophile à son frère

Mon frère, mon dernier appui,

Toi seul dont le secours me dure

Et toi qui seul trouves aujourd’hui

Mon adversité longue et dure,

Ami ferme, ardent, généreux,

Que mon sort le plus malheureux

Pique d’aventure à le suivre,

Achève de me secourir:

Il faudra qu’on me laisse vivre

Après m’avoir fait tant mourir.
Quand les dangers où Dieu m’a mis

Verront mon espérance morte,

Quand mes juges et mes amis

T’auront tous refusé la porte,

Quand tu seras las de prier,

Quand tu seras las de crier,

Ayant bien balancé ma tête

Entre mon salut et ma mort,

Il faut enfin que la tempête

M’ouvre le sépulcre ou le port.
Mais l’heure, qui la peut savoir!

Nos malheurs ont certaines courses

Et des flots dont on ne peut voir

Ni les limites ni les sources.

Dieu seul connaît ce changement;

Car l’esprit ni le jugement

Dont nous a pourvus la nature,

Quoique l’on veuille présumer

N’entend non plus notre aventure

Que le secret flux de la mer.
Je sais bien que tous les vivants,

Eussent-ils juré ma ruine,

N’aideront point mes poursuivants

Malgré la volonté divine.

Tous leurs efforts sans son aveu

Ne sauraient m’ôter un cheveu.

Si le Ciel ne les autorise

Ils nous menacent seulement;

Eux ni nous de leur entreprise

Ne savons pas l’événement.
Cependant je suis abattu,

Mon courage se laisse mordre,

Et d’heure en heure ma vertu

Laisse tous mes sens en désordre.

La raison avec ses discours

Au lieu de me donner secours

Est importune à ma faiblesse,

Et les pointes de la douleur,

Même alors que rien ne me blesse,

Me changent et voix et couleur.
Mon sens noirci d’un long effroi

Ne se plaît qu’en ce qui l’attriste,

Et le seul désespoir chez moi

Ne trouve rien qui lui résiste.

La nuit mon somme interrompu,

Tiré d’un sang tout corrompu,

Me met tant de frayeurs dans l’âme

Que je n’ose bouger mes bras

De peur de trouver de la flamme

Et des serpents parmi mes draps.
Au matin mon premier objet

C’est la colère insatiable

Et le long et cruel projet

Dont m’attaquent les fils du Diable;

Et peut-être ces noirs Lutins

Que la haine de mes destins

A trouvé si prompts à me nuire,

Vaincus par des démons meilleurs,

Perdent le soin de me détruire

Et soufflent leur tempête ailleurs.
Peut-être, comme les voleurs

Sont quelquefois lassés de crimes,

Les ministres de mes malheurs

Sont las de déchiffrer mes rimes;

Quelque reste d’humanité,

Voyant l’injuste impunité

Dont on flatte la calomnie,

Peut-être leur bat dans le sein

Et s’oppose à leur félonie

Dans un si barbare dessein.
Mais quand il faudrait que le Ciel

Mêlât sa foudre à leur bruine,

Et qu’ils auraient autant de fiel

Qu’il leur en faut pour ma ruine,

Attendant ce fatal succès

Pourquoi tant de fiévreux accès

Me feront-ils pâlir la face,

Et si souvent hors de propos,

Avecque des sueurs de glace,

Me troubleront-ils le repos ?
Quoique l’implacable courroux

D’une si puissante partie

Fasse gronder trente verrous

Contre l’espoir de ma sortie,

Et que ton ardente amitié

Par tous les soins de la pitié

Que te peut fournir la nature

Te rende en vain si diligent

Et ne donne qu’à l’aventure

Tes pas, tes écrits et ton argent,
J’espère toutefois au Ciel:

Il fit que ce troupeau farouche

Tout prêt à dévorer Daniel

Ne trouva ni griffe ni bouche.

C’est le même qui fit jadis

Descendre un air de Paradis

Dans l’air brûlant de la fournaise

Où les saints parmi les chaleurs

Ne sentirent non plus la braise

Que s’ils eussent foulé des fleurs.

Mon Dieu, mon souverain recours

Peut s’opposer à mes misères,

Car ses bras ne sont pas plus courts

Qu’ils étaient au temps de nos pères.

Pour être si prêt à mourir

Dieu ne me peut pas moins guérir:

C’est des afflictions extrêmes

Qu’il tire la prospérité,

Comme les fortunes suprêmes

Souvent le trouvent irrité.
Tel de qui l’orgueilleux destin

Brave la misère et l’envie,

N’a peut-être plus qu’un matin

Ni de volupté ni de vie.

La Fortune qui n’a point d’yeux,

Devant tous les flambeaux des cieux

Nous peut porter dans une fosse;

Elle va haut, mais que sait-on

S’il fait plus sûr dans son carrosse

Que dans celui de Phaéton?
Le plus brave de tous les rois

Dressant un appareil de guerre

Qui devait imposer des lois

A tous les peuples de la terre,

Entre les bras de ses sujets,

Assuré de tous les objets

Comme de ses meilleurs gardes,

Se vit frapper mortellement

D’un coup à qui cent hallebardes

Prenaient garde inutilement.
En quelle plage des mortels

Ne peut le vent crever la terre?

En quel palais et quels autels

Ne se peut glisser le tonnerre?

Quels vaisseaux et quels matelots

Sont toujours assurés des flots?

Quelquefois des villes entières

Par un horrible changement

Ont rencontré leurs cimetières

En la place du fondement.
Le sort qui va toujours de nuit,

Enivré d’orgueil et de joie,

Quoiqu’il soit sagement conduit

Garde malaisément sa voie.

Ah! que les souverains décrets

Ont toujours demeuré secrets

A la subtilité de l’homme!

Dieu seul connaît l’état humain:

Il sait ce qu’aujourd’hui nous sommes,

Et ce que nous serons demain.
Or selon l’ordinaire cours

Qu’il fait observer à nature,

L’astre qui préside à mes jours

S’en va changer mon aventure.

Mes yeux sont épuisés de pleurs,

Mes esprits, usés des malheurs,

Vivent d’un sang gelé de craintes.

La nuit trouve enfin la clarté,

Et l’excès de tant de contraintes

Me présage ma liberté.
Quelque lac qui me soit tendu

Par de si subtils adversaires,

Encore n’ai-je point perdu

L’espérance de voir Boussères;

Encore un coup le dieu du jour

Tout devant moi fera sa cour

Aux rives de notre héritage,

Et je verrai ses cheveux blonds

Du même or qui luit sur le Tage

Dorer l’argent de nos sablons.
Je verrai ces bois verdissants

Où nos îles et l’herbe fraîche

Servent aux troupeaux mugissants

Et de promenoir et de crèche;

L’Aurore y trouve à son retour

L’herbe qu’ils ont mangé le jour;

Je verrai l’eau qui les abreuve

Et j’orrai plaindre les graviers

Et répartir l’écho du fleuve

Aux injures des mariniers.
Le pêcheur en se morfondant

Passe la nuit dans ce rivage

Qu’il croît être plus abondant

Que les bords de la mer sauvage;

Il vend si peu ce qu’il a pris

Qu’un teston est souvent le prix

Dont il laisse vider sa nasse,

Et la quantité du poisson

Déchire parfois la tirasse

Et n’en paye pas la façon.
S’il plaît à la bonté des cieux

Encore une fois à ma vie

Je paîtrai ma dent et mes yeux

Du rouge éclat de la pavie;

Encore ce brugnon muscat

Dont le pourpre est plus délicat

Que le teint uni de Caliste,

Me fera d’un oeil ménager

Etudier dessus la piste

Qui me l’est venu ravager.
Je cueillerai ces abricots,

Les fraises à couleur de flammes

Où nos bergers font des écots

Qui seraient ici bons aux dames,

Et ces figues et ces melons

Dont la bouche des aquilons

N’a jamais su baiser l’écorce,

Et ces jaunes muscats si chers

Que jamais la grêle ne force

Dans l’asile de nos rochers.
Je verrai sur nos grenadiers

Leurs rouges pommes entrouvertes,

Où le ciel comme à ses lauriers

Garde toujours des feuilles vertes;

Je verrai ce touffu jasmin

Qui fait ombre à tout le chemin

D’une assez spacieuse allée,

Et la parfume d’une fleur

Qui conserve dans la gelée

Son odorat et sa couleur.
Je reverrai fleurir nos prés,

Je leur verrai couper les herbes;

Je verrai quelque temps après

Le paysan couché sur les gerbes;

Et comme ce climat divin

Nous est très libéral de vin,

Après avoir rempli la grange

Je verrai du matin au soir

Comme les flots de la vendange

Ecumeront dans le pressoir.
Là d’un esprit laborieux

L’infatigable Bellegarde,

De la voix, des mains et des yeux

A tout le revenu prend garde.

Il connaît d’un exact soin

Ce que les prés rendent de foin,

Ce que nos troupeaux ont de laines,

Et sait mieux que les vieux paysans

Ce que la montagne et la plaine

Nous peuvent donner tous les ans.
Nous cueillerons tout à moitié

Comme nous avons fait encore,

Ignorants de l’inimitié

Dont une race se dévore;

Et frères et sœurs et neveux,

De mêmes soins, de mêmes vœux

Flattant une si douce terre,

Nous y trouverons trop de quoi,

Y dût l’orage de la guerre

Ramener le canon du Roi.
Si je passais dans ce loisir

Encore autant que j’ai de vie,

Le comble d’un si cher plaisir

Bornerait tout mon envie.

Il faut qu’un jour ma liberté

Se lâche en cette volupté;

Je n’ai plus de regret au Louvre.

Ayant vécu dans ces douceurs,

Que la même terre me couvre

Qui couvre mes prédécesseurs.
Ce sont les droits que mon pays

A mérités de ma naissance,

Et mon sort les aurait trahis

Si la mort m’arrivait en France.

Non, non, quelque cruel complot

Qui de la Garonne et du Lot

Veuille éloigner ma sépulture,

Je ne dois point en autre lieu

Rendre mon corps à la nature,

Ni résigner mon âme à Dieu.
L’espérance ne confond point;

Mes maux ont trop de véhémence,

Mes travaux sont au dernier point,

Il faut que mon repos commence.

Quelle vengeance n’a point pris

Le plus fier de tous ces esprits

Qui s’irritent de ma constance!

Ils m’ont vu lâchement soumis

Contrefaire une repentance

De ce que je n’ai point commis.
Ah! que les cris d’un innocent,

Quelques longs maux qui les exercent,

Trouvent malaisément l’accent

Dont ces âmes de fer se percent!

Leur rage dure un an sur moi

Sans trouver ni raison ni loi

Qui l’apaise ou qui lui résiste;

Le plus juste et le plus chrétien

Croit que sa charité m’assiste

Si sa haine ne me fait rien.
L’énorme suite de malheurs!

Dois-je donc aux races meurtrières

Tant de fièvres et tant de pleurs,

Tant de respects, tant de prières,

Pour passer mes nuits sans sommeil,

Sans feu, sans air et sans Soleil,

Et pour mordre ici les murailles?

N’ai-je encore souffert qu’en vain?

Me dois-je arracher les entrailles

Pour soûler leur dernière faim?
Parjures infracteurs des lois,

Corrupteurs des plus belles âmes,

Effroyables meurtriers des rois,

Ouvriers de couteaux et de flammes,

Pâles prophètes de tombeaux,

Fantômes, loup-garoux, corbeaux,

Horrible et venimeuse engeance:

Malgré vous, race des enfers,

A la fin j’aurai la vengeance

De l’injuste affront de mes fers.
Derechef, mon dernier appui,

Toi seul dont le secours me dure

Et qui seul trouves aujourd’hui

Mon adversité longue et dure,

Rare frère, ami généreux,

Que mon sort le plus malheureux

Pique davantage à le suivre,

Achève de me secourir:

Il faudra qu’on me laisse vivre

Après m’avoir fait tant mourir.

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