Un bien vieil habit

O mes amis, ma douleur est extrême,

Je ne puis plus porter ce vieil habit !

Lorsqu’on est noble, il est dur tout de même,

En soi de voir un si grand déficit !

J’en suis, hélas ! au dernier exemplaire,

Un grand malheur sur nous tous à ‘ fondu !

Notre tailleur ne peut plus nous en faire,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Voyez autour la crasse qui le borde !

Dans les salons puis-je paraître ainsi !

Mon habit est usé jusqu’à la corde !

Un trou par là, deux accrocs par ici !

Voyez de plus la fragile doublure

Qui pour partir ne l’a pas attendu !

Il va falloir faire triste figure,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
De plus il est déchiré par derrière,

Sur le devant, les manches de côté ;

Son pan unique appelle en vain son frère,

De son amour violemment écarté !

J’entends son cri de douleur, de tristesse,

Jusqu’à présent, je l’ai seul entendu !

Mais je vois bien qu’il peut crier sans cesse,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Je vais, bien sûr, faire quelque brioche :

Dans mes discours je vais être arrêté !

Je n’aurai plus avec moi, dans ma poche,

Car au travers on voit l’immensité !

Ce calepin si fidèle et commode,

Où je trouvais de l’esprit tout pondu !

Pas de tailleur qui me le raccommode,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Comment aussi voulez-vous que j’attache

Sur cet habit, infâme délateur,

Qui sous ses trous, ma honte à peine cache,

Tous mes cordons, toutes mes croix d’honneur !

Honneur trop lourd, non pour ma conscience,

Mais pour l’habit dont le drap s’est fendu !

Je n’aurai plus aucune révérence,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Ce vieil habit pour lequel je sanglote,

Fut trop souvent, hélas, éclaboussé,

Souvent aussi promené dans la crotte !

Vite il s’usa pour être trop brossé !

Il fallait bien enlever cette honte,

Et ce fumier sur le drap répandu !

Il va falloir essuyer ce mécompte,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Souvent aussi pour un projet injuste,

Secrètement cet habit s’est prêté !

Quoique l’on soit d’un drap souple et robuste,

On perd bientôt son lustre et sa beauté !

Peut-être encor, il serait un digne hôte,

Si tant de fois, il ne s’était vendu !

Je vais porter la peine de ma faute,

Car le secret de l’étoffe est perdu !
Le siècle enfin qui toutes lois transgresse,

Vient d’élever tous ces petits bourgeois !

Pour distinguer notre antique noblesse

Nous n’avions plus que l’habit d’autrefois !

Le frottement du bourgeois prolétaire

A cet état indigne l’a rendu !

On nous a fait une loi somptuaire,
Car le secret de l’étoffe est perdu !
En me voyant à nu, de près, sans masque

La foule qui naguère m’adorait,

Me raillera, si changeante et fantasque !

Quel monstre affreux ! ce noble, qu’il est laid !

Faute d’habit !

Dieu ! je me désespère !

Par de tels chiens être harcelé, mordu !
Pour son poids d’or on ne peut m’en refaire

Car le secret de l’étoffe est perdu !

Pleure, marquis, comte, baron, duc, prince,
Pleure, bientôt, tu verras sur tes os

Le vêtement d’un cuistre de province !

Tu sentiras que ça brûle le dos !

L’habit seul fait l’homme aristocratique !

Tu seras dans la foule confondu !

Plus de tailleur qui jamais t’en fabrique !

Car le secret pour toujours est perdu !

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Un bien vieil habit
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