Une vision de Don Juan

DON JUAN n’est pas mort. Aucun gouffre

N’absorba le grand Curieux.

L’antique enfer n’a plus de soufre.

Don Juan vit. Don Juan s’est fait vieux.
Très longtemps, fidèle à son rôle,

Il a bravé toute pudeur,

Sans que tombât sur son épaule

La lourde main du Commandeur.
Les morts ne dînent pas en ville,

Et l’Homme de pierre, invité

Chez le Séducteur de Séville,

Sur le monument est resté.
Non ! La vie est plus médiocre.

Don Juan ― on ne sait trop pourquoi ―

Dans une sierra couleur d’ocre

Fut exilé, de par le Roi ;
Et, depuis lors, lisant Molière,

Fredonnant les airs de Mozart,

En un château vêtu de lierre

Il vit, sombre et triste vieillard.
Ce soir, dans l’ennui qui le berce,

Les pieds sur les chenets brûlants,

Il boit l’hypocras que lui verse

Son Sganarelle en cheveux blancs.
Le maître au front gris, mais non chauve,

Aux yeux d’archange foudroyé,

Est encor beau sur le cuir fauve

De son fauteuil armorié.
Il évoque ses anciens crimes

Et, rêveur, compte sur ses doigts

Ce qu’il ajouta de victimes

A la liste des Mille et trois.
Il s’embrouille, puis recommence,

Et, très las, par l’âge puni,

Avec un bâillement immense

Il songe que c’est bien fini.
Décidément, Vénus le boude,

Et sa servante, ce matin,

L’a gaîment repoussé du coude

En l’appelant vieux libertin.
Chez lui la vieillesse est entrée,

Ses os pour le tombeau sont mûrs.

Comme elle est longue, la soirée

Qu’il passe à chauffer ses fémurs !
Soudain, parmi les hautes flammes

Où s’égare son œil distrait,

Surgissent des spectres de femmes,

Et tout le passé reparaît.
A peine vu, chaque visage

Est aussitôt évanoui.

Don Juan reconnaît au passage

Ses maîtresses du temps enfui.
Il revoit ― image subite

De chaque amour, rare ou banal ―

Celles qui lui disaient : « Viens vite ! »

Celles qui soupiraient : « C’est mal ! »
Toutes sont là, sortant du bouge

Ou du palais au blanc perron,

Dames avec un pied de rouge,

Manolas au teint de citron.
La prude Elvire, qu’à l’église

Longtemps il guetta de très loin,

Suit Mathurine, si tôt prise,

Qu’il n’eut qu’à pousser dans le foin.
Pleine de terreur et de joie,

Cette infante au maintien royal

Lui jeta l’échelle de soie

D’un balcon de l’Escurial.
Et, par un beau soir de maraude,

Cette cigarière, à Cadix,

A voilé, pour une nuit chaude,

La madone de son taudis.
Voici l’abbesse en robe noire,

Qui, dès que le méchant eut fui,

Les lèvres sur un Christ d’ivoire,

Est morte en priant Dieu pour lui ;
Et voilà, non moins malheureuse

Victime du Trompeur errant,

Cette courtisane amoureuse

Qui le caressait en pleurant.
Ainsi Don Juan, dans les fumées,

Voit paraître et fuir tour à tour

Ces femmes qu’il n’a point aimées,

Et pourtant qu’il navra d’amour.
Sur l’égoïste au cœur de roche

Tous les fantômes, en passant,

Jettent un regard de reproche

Encor tendre et reconnaissant.
Mais, insensible à la prière

De tous ces yeux cléments et doux,

Don Juan, secouant sa crinière,

Dit brusquement : « Que voulez-vous ?
«Prétendriez-vous être plaintes ?

Et qu’est-ce donc que je vous dois,

Lumières par mon souffle éteintes,

Papillons froissés sous mes doigts ?
« Vous devriez bénir mon crime.

Car, si je vous ai fait souffrir,

O femmes, c’est d’un mal sublime

Qui vaut la peine d’en mourir.
« Vous connûtes, un jour, une heure,

Le paradis qui m’est fermé,

Et votre part fut la meilleure,

Car, du moins, vous avez aimé.
« Moi, le grand artiste en débauche,

Comme un conquérant sans remords

Va parmi les peuples qu’il fauche,

J’ai vécu sans compter mes morts.
« Vers un mirage insaisissable

J’allais au lointain qui se perd ;

Et des squelettes dans le sable

Marquent mon chemin au désert.
« Oui, je suis le monstre, l’athée,

L’homme de luxure et de sang ;

Mais à moi comme à Prométhée

Un vautour dévore le flanc.
« Mon crime est grand, mon malheur pire.

Rappelez-vous, ô visions,

Combien mes lèvres de vampire

Vous ont versé d’illusions.
« Hélas ! lorsque vos bras, ô femmes,

M’enlaçaient pour me retenir,

Morne, je sentais que les âmes

Sont impuissantes à s’unir.
« Malgré vos pleurs, pure rosée,

Qui sur mon cœur coulaient sans bruit,

J’avais l’écœurante nausée

De tous nos baisers de la nuit.
« O dégoût de la chair repue,

Lendemains pleins de désespoir !

Tout fait horreur ! La rose pure,

Et le soleil lui-même est noir !
« Et jusqu’où va donc la démence

De ces machinales amours,

Que, malgré tout, on recommence,

On recommence encor, toujours ?
« Respirant une odeur de peste

Dans chaque bouquet frais cueilli,

Misérable autant que funeste,

Tel j’ai vécu, tel j’ai vieilli.
« Vous voyez ma plaie, elle saigne

A mon flanc de supplicié ;

Et vous voulez que je vous plaigne,

Quand j’ai droit à votre pitié.
« Ah ! trêve de reproches, trêve !

Car autrefois vous m’avez dû,

O mes amantes, un tel rêve

Qu’on meurt après l’avoir perdu.
« Moi ! vous plaindre ! Je vous envie.

Vienne la mort. Je suis trop las.

Don Juan fut damné dans la vie,

Et l’Enfer, c’est de n’aimer pas. »

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