Albertus, 07 – LXI à LXX

LXI
Cet ensemble faisait l’effet le plus étrange ;

C’était comme un démon se tordant sous un ange,

Un enfer sous un ciel. — Quoiqu’il eût de beaux yeux,

De longs sourcils d’ébène effilés vers la tempe,

Se glissant sur la peau comme un serpent qui rampe,

Une frange de cils palpitants et soyeux,

Son regard de lion et la fauve étincelle

Qui jaillissait parfois du fond de sa prunelle

Vous faisaient frissonner et pâlir malgré vous.

— Les plus hardis auraient abaissé la paupière

Devant cet œil méduse à vous changer en pierre,

Qu’il s’efforçait de rendre doux.
LXII
Sur sa lèvre sévère à chaque coin ombrée

D’une fine moustache élégamment cirée

Un sourire moqueur quelquefois se posait ;

Mais son expression la plus habituelle

Était un grand dédain. — Vainement notre belle,

L’ayant revu depuis dans le monde, faisait

Tout ce qu’une coquette en pareil cas peut faire

Pour en grossir sa cour : — chose extraordinaire !

Rien ne put entamer ce cœur de diamant.

Coups d’œil sous l’éventail, soupirs, minauderies,

Aveux à mots couverts, vives agaceries,

— Elle échoua totalement !
LXIII
Ce n’était pas un homme à se laisser surprendre

Aux lacs que Véronique essayait de lui tendre.

— Le grand aigle à la glu, qui retient le moineau,

Laisse à peine une plume ; — une mouche étourdie

À la toile en un coin par l’araignée ourdie

Se prend l’aile, la guêpe emporte le réseau ;

Gulliver d’un seul coup rompt les chaînes de soie

Des lilliputiens. Une si belle proie

Valait bien cependant qu’on y prît peine ; aussi,

Excepté de lui dire en propres mots : je t’aime,

Elle essaya de tout ; — mais lui, toujours le même,

N’en prit aucunement souci.
LXIV
C’était là le motif qui faisait que sa porte

Était fermée à tous. En effet, eh ! Qu’importe

À son cœur occupé cette cour qui la suit ?

Ces beaux fils, ces dandys qui l’enchantaient naguères

Lui semblent maintenant ou guindés ou vulgaires ;

Leurs madrigaux musqués la fatiguent ; le bruit

Et le jour lui font mal ; tout l’excède et l’ennuie.

Sur sa petite main son front penche et s’appuie,

Son bras potelé pend au bord de son fauteuil,

La pauvre enfant ! Voyez, sa joue est toute pâle.

Le dépit a changé ses roses en opale,

Une larme luit à son œil.
LXV
Le papier que la belle, avec un air d’angoisse,

Dans sa petite main aux ongles roses froisse,

Indubitablement est un billet d’amour,

— Un vélin azuré qui par toute la chambre

Jette une fashionable et suave odeur d’ambre.

— je m’y connais ; — pourtant l’écriture et le tour

Ont quelque chose en soi qui trahissent la femme.

— Est-ce un billet surpris de rivale, ou la dame

Pour son compte écrit-elle à quelque jeune beau ?

Le fait paraît prouvé par cette tache noire

Au bout de ce doigt blanc, et par cette écritoire

Et cette plume de corbeau.
LXVI
Tout à coup, relevant comme un oiseau sa tête

Et poussant en arrière une boucle défaite,

Elle quitta sa pose indolente, et se prit,

Avant de demander la bougie et d’y mettre

La cire et le cachet, à relire sa lettre

Tout bas, — comme ayant peur que l’écho la comprît.

— Je ne l’enverrai pas, elle est trop mal écrite,

Dit-elle déchirant la feuille ; elle mérite,

Comme celle d’hier, d’être jetée au feu.

— Il faisait un grand froid, la flamme était ardente ;

Le papier se tordit comme un damné du Dante

En dardant un jet de gaz bleu,
LXVII
Et disparut-pendant que brûle cette feuille,

L’enfant en prend une autre, un instant se recueille

Et commence. — Sa main rapide en son essor,

Comme un cheval de course à New-Market, à peine

Effleure le papier, — la page est toute pleine

Que l’encre aux premiers mots n’est pas figée encor:

— Don Juan ! — Le chapeau bas, Don Juan devant la dame

Est debout. — Véronique agitée, une flamme

Aux prunelles : — Portez le billet que voici

Au signor Albertus. — Le peintre qui demeure

Hôtel du Singe-vert ? — Lui-même, et dans une heure

Au plus tard, Juan, soyez ici.
LXVIII
Albertus, je n’ai pas besoin de vous le dire,

Est le fin cortejo que je viens de décrire

Quelques stances plus haut. — C’était un homme d’art,

Aimant tout à la fois d’un amour fanatique

La peinture et les vers autant que la musique.

Il n’eût pas su lequel, de Dante ou de Mozart,

Dieu lui laissant le choix, il eût souhaité d’être.

Mais moi qui le connais comme lui, mieux peut-être,

Je crois en vérité qu’il eût dit : — Raphaël !

Car entre ces trois sœurs égales en mérite

Dans le fond la peinture était sa favorite

Et son talent le plus réel.
LXIX
Il voyait l’univers comme un tripot infâme ;

— pour son opinion sur l’homme et sur la femme,

C’était celle d’Hamlet, — il n’aurait pas donné

Quatre maravédis des deux. — La créature

Le réjouissait peu, si ce n’est en peinture.

— S’étant toujours enquis, depuis qu’il était né,

Du pourquoi, du comment, il était pessimiste

Comme l’est un vieillard, partant plus souvent triste

Qu’autre chose, et l’amour n’était qu’un nom pour lui.

Quoique bien jeune encor, depuis longues années

Il n’y pouvait plus croire ; aussi dans ses journées,

Sonnaient bien des heures d’ennui.
LXX
Il prenait cependant son mal en patience.

— C’est un très-grand fléau qu’une grande science ;

Elle change un bambin en Géronte ; elle fait

Que, dès les premiers pas dans la vie, on ne trouve,

Novice, rien de neuf dans ce que l’on éprouve.

Lorsque la cause vient, d’avance on sait l’effet ;

L’existence vous pèse et tout vous paraît fade.

— Le piment est sans goût pour un palais malade.

Un odorat blasé sent à peine l’éther :

L’amour n’est plus qu’un spasme, et la gloire un mot vide,

Comme un citron pressé le cœur devient aride.

Don Juan arrive après Werther.

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Albertus, 07 – LXI à LXX
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