Héléna – Chant III – L’Urne

Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre ?

O vous! à ma douleur, objet terrible et tendre,

Éternel entretien de haine et de pitié !

(Corneille.)

« Aux armes, fils d’Ottman, car de sa voix roulante

Le tambour vous rappelle à la tâche sanglante.

Le canon gronde encor sur le fort de Phylé.

Le cœur des Giaours à ce bruit a tremblé,

Sous leurs tombeaux détruits ils ont caché leur tête ;

Mais le sabre courbé va sortir, et s’apprête

A confondre bientôt leurs crânes révoltés

Aux cendres des aïeux qui les ont exaltés.

Poursuivons des vils Grecs le misérable reste,

Abandonnez ces vins que Mahomet déteste,

Et ces femmes en pleurs qui meurent dans les cris,

Indignes des guerriers qu’attendent les houris ! »
Ainsi criait l’Émir, et dans sa main sanglante

S’agitait de Damas la lame étincelante ;

Son cheval bondissant écumait sous le mords,

Et ses fers indignés glissaient au sang des morts,

Quand le maître animait sa hennissante bouche,

Et d’un large étrier pressait le flanc farouche.

Éveillés à ses cris, ses soldats basanés

S’avancent d’un pas ivre et les yeux étonnés.
Quand le tigre indolent sorti de sa mollesse,

De ses flancs tachetés déployant la souplesse,

A saisi dans ses bonds le chevreuil innocent,

Long-temps après sa mort il lèche encor son sang,

Il disperse sa chair d’un ongle plein de joie,

Roule en broyant les os et s’endort sur sa proie.

Non moins lâche et cruel, le Musulman trompeur

Se venge sur les morts d’avoir senti la peur ;

Il demande la paix, il l’obtient par la feinte ;

Puis, la tête ennemie, offerte à lui sans crainte,
Tombe, et lui sert de coupe à ce même festin

Qu’avait, pour le traité, préparé le matin.

En de telles horreurs Athène était plongée,

Et tant de cris sortaient d’une foule égorgée,

Que, si j’osais conter d’une imprudente voix

Ces attentats, un jour le repentir des rois,

Le guerrier briserait son impuissante épée

Dans son élan vengeur par le devoir trompée,

La mère, des chrétiens accusant la lenteur,

Regardant vers le seuil, sur un sein protecteur

Presserait son enfant ; et la vierge innocente

Cacherait dans ses mains sa tête rougissante.

Au bruit de la timbale et des clairons d’airain

Les coursiers se cabrant font résonner le frein ;

Leurs fronts jettent l’écume et leurs pieds la poussière,

Du sultan de Stamboul élevant la bannière

Le Pacha vient, on part. Les Spahis en marchant

Règlent leur pas sonore aux mots sacrés du chant ;
Allah prépare leur défaite ;

Priez, chantez : Dieu seul est Dieu,
Et Mahomet est son Prophète.

Le Koran gouverne ce lieu :

Que le Giaour tombe et meure.

Dans la flamboyante demeure

Par Monkir[1] il sera jeté,

La terre brûlera l’impie,

Car sa tombe sera sans pluie

Sous les dards plombés de l’été.
Le Croyant superbe s’avance ;

Il est brave ; il sait que son sort

Avec lui marche, écrit d’avance

Sur l’invisible collier d’or[2]

Son front sous le dernier génie,

Dont le vol a de l’harmonie,

Se courbe sans être irrité.

La prévoyance est inhabile

À reculer l’heure immobile

Que marque la fatalité.
Si la mort frappe le fidèle

Quittant son paradis vermeil

Et déployant l’or de son aile,

La Péri[3] viendra du soleil.

Ses chants le berceront de joie,

Ses doigts ont travaillé la soie

Où le brave doit reposer ;

L’entourant d’une écharpe verte,

Sa bouche de rose entr’ouverte

L’accueillera par un baiser.
Qui puisera les eaux sacrées

Dans la fontaine de Cafour,[4]

Où les houris désaltérées

Chancellent et tombent d’amour ?

Leurs yeux doux, qu’un cil noir protège,

Vous regardent : leurs bras de neige

Applaudiront au combattant ;

Et dans des coupes d’émeraude
Une liqueur vermeille et chaude

Coule de leurs doigts et l’attend.
Allah prépare leur défaite,

Il a pris le glaive de feu ;

Priez, chantez : Dieu seul est Dieu,

Et Mahomet est son Prophète.
Si de grands bœufs errans sur les bords d’un marais

Combattent le loup noir sorti de ses forêts,

Longtemps en cercle étroit leur foule ramassée

Présente à ses assauts une corne abaissée,

Et, reculant ainsi jusque dans les roseaux,

Cherche un abri fangeux sous les dormantes eaux.

Le loup rôde en hurlant autour du marécage :

Il arrache les joncs, seule proie à sa rage,

Car, au lieu du poil jaune et des flancs impuissans,

Il voit nager des fronts armés et mugissans.
Mais que les aboiements d’une meute lointaine

Rendent sûrs ses dangers et sa fuite incertaine,

Il s’éloigne à regret ; son œil menace et luit

Sur l’ennemi sauvé que lui rendra la nuit :

Tandis que, rassuré dans sa retraite humide,

Le troupeau laboureur, devenu moins timide,

Sortant des eaux ses pieds fourchus et limoneux,

Contemple le combat des limiers généreux.

Tels les Athéniens, du haut de leurs murailles,

Écoutaient, regardaient les poudreuses batailles.

« Quels pas ont soulevé ce nuage lointain ?

Ces sables volent-ils sous le vent du matin ?

Se disaient-ils : quittant l’Afrique dévorée,

Le Semoun flamboyant souffle-t-il du Pyrée ?

Il accourt vers Athène, et renverse en courant

L’Ottoman qui résiste, et le laisse mourant.

Ce sont des Grecs ; voyez, voyez notre bannière !

Elle est resplendissante à travers la poussière. »

Mora la soutenait, et ses exploits errans

Bien loin derrière lui laissaient les premiers rangs.

Tenant sa main, paraît la belle et jeune fille.

Pâle ; un crucifix d’or au-dessus d’elle brille.
Elle osait l’élever d’un bras ferme et pieux,

Sans craindre d’appeler la mort avec les yeux,

Marchait, et d’un œil sûr comme sachant leurs crimes,

Au Grec avec sa croix désignait ses victimes.

Lui, suspendait ses pas, et sa froide fureur

Frappait, en souriant de dédain et d’horreur.

Alors on entendit, du haut des édifices,

Des femmes applaudir ces sanglans sacrifices ;

Elles criaient : « Ô Grèce ! ô Grèce ! lève-toi !

L’ange exterminateur vient, guidé par la foi ! »

Et, la joie et les pleurs se mêlant aux prières,

De leurs murs démolis précipitaient les pierres,

Et l’huile bouillonnante, et le plomb ruisselant

Jetés avec fracas en fleuve étincelant,

Répandaient aux turbans que choisissaient leurs haines,

Des maux avant-coureurs des éternelles peines ;

Tandis que, soulevant les pierres des tombeaux,

Leurs pères, leurs enfans, leurs époux en lambeaux,

Sortaient, pour le combat, de leurs retraites sombres,

Et de leurs grands aïeux représentaient les ombres.
Les Turcs tombent alors vaincus ; les deux amans

D’un pied triomphateur foulaient ces corps fumans.

Comme on voit d’un volcan le feu long-temps esclave

Tonner, couler, descendre en une ardente lave,

Et, confondant les rocs et les toits arrachés,

Aux cadavres brûlants des chênes desséchés,

Renouveler le Styx pour les tremblantes plaines,

Tels marchaient après eux les rapides Hellènes.

Leurs bras rassasiés, désœuvrés de martyrs,

Arrachaient en passant quelques derniers soupirs ;

Mais leurs yeux et leurs pas tendaient vers la fumée

Qui roulait en flots noirs sur l’église enflammée.

Là tombaient des chrétiens au pied de leur autel ;

On entendait le cri sans voir le coup mortel,

Car l’incendie en vain éclairait tant de crimes ;

Les portes dérobaient et bourreaux et victimes.

On les frappe à grand bruit. Calme comme un vainqueur,

Mora pressait alors Héléna sur son cœur.

« Viens, disait-il, viens voir la maison paternelle,

Puisque ses murs quittés te font si criminelle ;

C’est là ta seule peine. Allons, viens avec moi,

Le vainqueur amoureux va supplier pour toi ;

J’y
vais trouver ensemble et ta main et ta grâce :

Qu’as-tu fait que la gloire et notre amour n’efface ? »

Mais elle s’avançait : « Ne parlez pas ainsi,

Vous allez m’affaiblir ; Dieu m’a conduite ici ! »

Et le délire alors semblait troubler sa vue

Vers le temple brûlant toujours, toujours tendue.

« C’est Dieu qui me fait voir quel doit être mon sort !

Silence ! taisons-nous ; j’entends venir ma mort ! »

On entendait, au fond de l’église en tumulte,

Des hurlements, des cris de femmes, et l’insulte,

Et le bruit de la poudre et du fer. Cependant

Un nuage de feu sortait du toit ardent.

« Mon ami, disait-elle, ô soutenez mon âme !

Rendez-moi forte : hélas ! je ne suis qu’une femme ;

Quand je vous vois, je sens que j’aime encor le jour ;

Il ne me reste plus à vaincre que l’amour ;

Pour l’autre sacrifice, il est fait. » Et ses larmes

Qu’elle voulait cacher, l’ornaient de nouveaux charmes.

Lui, la priait de vivre, et ne comprenait pas

Quels chagrins l’appelaient à vouloir le trépas.

Elle était sur son cœur ; sa tête était penchée.

On croyait-qu’à ses cris elle serait touchée ;
Mais la porte du temple est ouverte, et l’on voit

Tous ceux que menaçait le poids brûlant du toit :

Tous les Turcs étaient là ; mais, chacun d’eux s’arrête,

Croise ses bras, jetant son fer, lève la tête,

Et sur la mort qui tombe ose fixer les yeux.

Un seul cri de terreur s’élève jusqu’aux Cieux ;

Le dôme embrasé craque, et dans l’air se balance.

« Je les reconnais tous ! » dit-elle. Elle s’élance.

Et sur le seuil fumant monte. « Je meurs ici !

« — Sans ton époux, dit-il. — Mes époux ? les voici !

Je meurs vengée ! Adieu, tombez, murs que j’implore ;

Les Cieux me sont ouverts, mon âme est vierge encore ! »

Et le clocher, les murs, les marbres renversés,

Les vitraux en éclats, les lambris dispersés,

Et les portes de fer, et les châsses antiques,

Et les lampes dont l’or surchargeait les portiques,

Tombent ; et dans sa chute ardente, leur grand poids

De cette foule écrase et la vie et la voix.

Long-temps les flots épais d’une rouge poussière

Du soleil et du ciel étouffent la lumière ;

On espère qu’enfin ses voiles dissipés

Montreront quelques Grecs au désastre échappés ;
Mais la flamme bientôt, pure et belle, s’élance

Et sur les morts cachés brille et monte en silence.
Cependant, vers le soir, les combats apaisés

Livrèrent toute Athène aux vainqueurs reposés.

Après l’effroi d’un jour que la flamme et les armes

Avaient rempli de sang et de bruit et d’alarmes,

Sur les murs dévastés, sur les toits endormis,

Le lune promenait l’or de ses feux amis.

Athène sommeillait ; mais des clartés errantes,

Puis, dans l’ombre, des cris soudains, des voix mourantes

De quelques fugitifs venaient glacer les cœurs ;

Ils craignaient les vaincus non moins que les vainqueurs.

Ils étaient Juifs. Surtout en haut de la colline

Que du vieux Parthenon couronne la ruine,

Dans ses piliers moussus, ses anguleux débris,

Ils avaient cru trouver de plus secrets abris.

Comme l’humble araignée et sa frêle tenture

Des lambris d’un palais dérobent la sculpture,
Une Mosquée, au coin du temple chancelant,

Suspendait sa coupole et cachait son front blanc :

C’est là qu’une famille, encor d’effroi troublée,

En cercles ténébreux s’était toute assemblée ;

Autour d’un candélabre aux autels dérobé,

Ils comptaient l’amas d’or entre leurs mains tombé.

Les sabres de Damas que le soldat admire,

Et les habits moelleux tissus à Cachemire,

Les calices chrétiens, les colliers, les croissans,

Ces boucles, de l’oreille ornemens innocens :

Car aux fils de Judas toute chose est permise,

Comme dans leurs trésors toute chose est admise.

D’avance épouvantés d’images de trépas,

Tous ces Juifs ont frémi ; l’on entendait des pas,

Le pas d’un homme seul sous la voûte sonore :

Il marchait, s’arrêtait, et puis marchait encore.

Et l’écho des degrés, en bruits sourds et confus,

Leur renvoya ces mots vingt fois interrompus :
« Le sang du fer vengeur s’essuiera dans la terre

Je veux qu’il creuse là ta fosse solitaire ;

Dans l’urne inattendue où ne luit aucun nom,

Ta cendre va dormir au pied du Parthenon.

Dans ce vase de mort, teint d’une antique rouille,

On ne versa jamais plus lugubre dépouille,

Tant de malheurs dedans, et tant de pleurs dehors,

N’ont jamais affligé ses funéraires bords.

Et certes cette gloire au moins nous est bien due,

D’avoir de tout malheur dépassé l’étendue.

— Ni l’homme d’aujourd’hui, ni la postérité

N’oseront te sonder jusqu’à la vérité,

Jeune cendre ; et des maux de ce jour de misères

La moitié suffirait aux désespoirs vulgaires.

Quand un passant viendra chercher, en se courbant,

Quelques vieux noms de morts dérobés au turban,

Il trouvera cette urne, et, déterrant sa proie,

Rassasiera de nous sa curieuse joie ;

Il tournera long-temps ce bronze, et, pour jamais,

Dispersera dans l’air la beauté que j’aimais.

Et si son cœur tressaille à l’aspect de sa cendre,

Si dans des maux passés il consent à descendre,
Que pourra sa pitié ? Ce que toujours on vit,

Plaindre non l’être mort, mais l’être qui survit ;

Moi-même j’ai bien cru que la mort d’une amante

Était le plus grand mal dont l’enfer nous tourmente.

Ah ! que ne puis-je en paix savourer ce malheur !

Il serait peu de chose auprès de ma douleur.

Dans son temps virginal que ne l’ai-je perdue ?

À se la rappeler ma tristesse assidue

La pleurerait sans tache, et distillant mon fiel,

Je n’aurais qu’à gémir et maudire le Ciel !

Je dirais : Héléna ! que n’es-tu sur la terre ?

Tu laisses après toi ton ami solitaire,

Renais ! Que ta beauté, belle de ta vertu,

Vienne au jour, et le rende à mon cœur abattu.

Mais de pareils regrets la douceur m’est ravie,

Il faut pleurer sa mort sans regretter sa vie ;

Et si ces restes froids cédaient à mon amour,

J’hésiterais peut-être à lui rendre le jour.

Malheur ! je ne puis rien vouloir en assurance,

Et dédaigne le bien qui fut mon espérance !

Héléna ! nous n’aurions qu’un amour sans honneur :

Va, j’aime mieux ta cendre encor qu’un tel bonheur.
« Descends, descends en paix ; attends ici ma gloire,

« En te la rapportant après notre victoire,

« Je la mépriserai pour te pleurer toujours,

« Et, ton urne à la main, je compterai mes jours. »
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER CHANT.

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Héléna – Chant III – L’Urne
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