Épiques survivants des vieux âges que hante
Une mystérieuse et lointaine épouvante,
Les Monts dressent au ciel leur tumulte géant.
La terre les vénère ainsi que ses grands prêtres,
Et, dans la hiérarchie éternelle des êtres,
Ils n’ont au-dessus d’eux, les augustes ancêtres,
Que le grand ancêtre Océan.
Le tonnerre leur plaît. Tout le ciel qui s’embrase
À leurs fronts ceints d’éclairs met un nimbe d’extase.
Ils font rugir la foudre au creux de leurs ravins ;
Et sous les vents du nord à la sauvage allure,
Ils semblent redresser leur antique stature,
Ravis de voir flotter comme une chevelure
Leurs grandes forêts de sapins.
Au-dessus du troupeau servile et gras des plaines,
La fière aridité de leurs formes hautaines
Se drape en plein azur d’un manteau de clartés.
Ils sont les chastes monts aux aigles seuls propices,
Et la Mort, les deux mains pleines de maléfices,
Garde sinistrement au bord des précipices
Leurs terribles virginités.
Une douceur aussi dans leur grand coeur circule.
La corne pastorale au fond du crépuscule
De vallon en vallon sonne en se prolongeant.
Avec la brebis blanche et la chèvre grimpante
Les vaches des bergers s’égrènent sur la pente ;
Et toute la montagne, où maint troupeau serpente,
Est pleine de cloches d’argent.
Le soir, c’est derrière eux que le soleil se couche…
Alors, la nuit, vêtus d’une ombre plus farouche,
Ils rendent à leurs pieds les coteaux plus tremblants.
Et quand du fond du ciel la filiale aurore
S’avance, d’un premier rayon pur et sonore
Elle va, comme on fait aux vieillards qu’on honore,
Baiser d’abord leurs cheveux blancs.
Ils sont l’élan puissant et profond de la terre.
L’azur les glorifie, et leur splendeur austère
Exalte les chanteurs aux beaux fronts inspirés.
Leurs pensers sont de grands éclairs sur les abîmes ;
La force des torrents gronde en leurs voix sublimes ;
Et c’est le même vent vertigineux des cimes
Qui souffle dans leurs chants sacrés.
L’arc de Diane sonne aux forêts du Taygète.
Sur le Parnasse en fleur, Apollon Musagète
Fait chanter l’archet d’or dans l’air de cristal bleu.
L’Olympe craque au bruit de l’immortelle joie ;
Sur le Caucase en sang l’affreux vautour s’éploie ;
Et l’Oeta voit debout dans le feu qui flamboie
Hercule devenir un dieu.
Moïse au large front d’airain, Orphée imberbe,
Tous les pâles songeurs où s’incarna le Verbe,
Pensifs, ont descendu leurs géants escaliers…
Car les monts, où le rêve augustement s’attache,
Ont dans leurs profondeurs une âme qui se cache ;
Et c’est de leurs vieux flancs éventrés qu’on arrache
Le marbre où les dieux sont taillés.
De sommet en sommet bondissant, éperdue,
L’âme – en plein firmament – respire l’étendue,
Et s’enivre du froid sublime de l’éther…
Les routes, les cités, les campagnes reculent,
Toutes les visions de la terre s’annulent ;
Et seuls les grands sommets dans la lumière ondulent
Comme les vagues de la mer
Les Monts ont les glaciers d’argent, les sources neuves
D’où sort la majesté pacifique des fleuves,
Les rocs aériens où l’aigle fait son nid.
Par leurs sentiers hardis, fuyant les embuscades,
Les chamois indomptés mènent leurs cavalcades ;
Et l’arc-en-ciel qui brille au travers des cascades
Fleurit leurs lèvres de granit.
Ainsi, gardant pour eux la terreur des orages,
Ils couvrent à leurs pieds les humbles pâturages
De la grave bonté d’un regard paternel.
Dans l’azur étonné leurs pics superbes plongent.
Sans fin à l’horizon leurs croupes se prolongent ;
Et, doux de la douceur des colosses, ils songent
Dans je ne sais quoi d’éternel.
(septembre 1888)
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