Les Femmes en mante

I
Quelque chose de moi dans les villes du Nord,

Quelque chose survit de plus fort que la mort.
En leurs quartiers lépreux qu’affligent des casernes,

Quelque chose de moi pleure dans les tambours.
Et par les soirs de pluie, en leurs mornes faubourgs,

Quelque chose de moi brûle dans les lanternes.
Et, tandis que le vent s’exténue en reproches,

Quelque chose de moi meurt déjà dans les cloches.
II
Une surtout, la plus triste des villes grises,

Murmure dans l’absence : « Ah ! mon âme se brise ! »
Murmure avec sa voix d’agonie : « Aimez-moi ! »

Et je réponds : « J’ai peur de l’ombre du beffroi,
J’ai peur de l’ombre encor de la tour sur ma vie

Où le cadran est un soleil qu’on crucifie. »
La voix reprend avec tendresse, avec émoi :

« Revenez-moi ! Aimez mes cloches ! Aimez-moi ! »
Et je réplique : « Non ! les cloches que j’écoute

Sont les gouttes d’un goupillon pour une absoute ! »
La voix s’obstine, encor plus tendre : « Aime mes eaux !

Remets ta bouche à la flûte de mes roseaux ! »
Mais je réponds : « Non ! les roseaux dont l’eau s’encombre

Sont des flûtes de mort où ne chante que l’ombre ! »
III
Les mantes, dans le soir s’en sont allées…
Ah ! ces mantes

Où les femmes du peuple errent, ensevelies !

Leur navrante mélancolie

Et leur balancement en de lentes volées,

Cloches de drap

Comme un glas !
Ah ! ces mantes ! Est-ce d’amantes, de démentes ?
Femmes âgées !

De quoi sont-elles chargées ?

Que vont-elles portant comme vers une tombe ?

Elles sentent l’adieu !

Leurs mantes bombent…

Elles y cachent des fardeaux mystérieux ;

Que vont-elles jeter au fond du crépuscule ?

Il semble qu’elles tiennent

Des cercueils de petits enfants.
Ah ! ces mantes quotidiennes !

Ah ! les ombres dans ce drap sombre s’étoffant !
Peut-être qu’elles ont volé

La Châsse en or de sainte Ursule

Dont l’or est peint et ciselé ?

Ou déménagent-elles

Une cloche énorme et fruste

Sur laquelle

Chaque mante à présent s’arrondit et s’ajuste ?
Peut-être aussi que c’est le cadran du beffroi

Qu’elles ont décroché ? mais par quel sortilège ? ?

Et vont aller enterrer dans la neige

Ou noyer dans un canal froid.
Ah ! le bon tour !

Chacune tient le cadran mort à tour de rôle…

Ah ! le bon tour d’avoir dépossédé la tour,

Afin qu’on ne sache plus l’heure,

Et que l’heure soit folle,

Et que l’heure meure,

Et que l’Éternité commence et que croulent les astres !
Les mantes ! Les mantes !

De leur obscurité, l’obscurité s’augmente !
Elles ont toujours l’air d’apporter un désastre…
IV
C’est là qu’il faut aller quand on se sent dépris

De la vie et de tout et même de soi-même ;

Ville morte où chacun est seul, où tout est gris,

Triste comme une tombe avec des chrysanthèmes.
C’est là qu’il faut aller se guérir de la vie

Et faire enfin le doux geste dont on renonce ;

Il en émane on ne sait quoi qui pacifie ;

Quel beau cygne est entré dans l’âme qui se fonce ?
On souffrait dans son âme, on souffrait dans sa chair ;

Mais il advient qu’un peu de joie encore pleuve

Avec le carillon intermittent dans l’air…

C’est là qu’il faut aller quand on a l’âme veuve !
V
Tout a l’air si inanimé !

Les maisons sont fermées ;

On croirait tout le monde absent,

Sans un peu de fumée

Qui s’élève des toits avec des bleus d’encens.
Tout a l’air si âgé :

Les bancs du mail

Où s’effeuillent d’humbles tilleuls ;

Les murs de Saint-Sauveur que la mousse a rongés,

Où l’on voit l’envers du vitrail ;

Rien n’a changé…

Est-ce une ville où ne vivent que des aïeules ?
Tout s’adoucit et tout s’ouate ;

Est-ce qu’il y a des malades

Pour que si doucement tintent les cloches

Au-dessus de la ville ?

Vieilles cloches qui s’effilochent

Son à son, comme fil à fil…
Tout incline à un silence tel,

Comme d’une ville irréelle

Et qui se serait faite elle-même en dentelle !
Universelle solitude !

Même les cygnes, sur l’eau noire,

Ont l’ennui du reflet d’eux-mêmes, et l’éludent ;

Les nénuphars sur l’eau sont comme des fermoirs.
Le ciel opaque et haut

N’est guère vivant davantage,

Ciel mat d’immobiles nuages,

Et qui a toujours l’air d’être un ciel de tableau.
Le silence avec la solitude s’accorde.

Ah ! comme tout est loin !

Comme tout se passe sans témoin !

Comme tout est de moins en moins !

On dirait que la ville est depuis longtemps morte !
VI
Ô ville d’exemplaire et stricte piété !

Les sombres maisons

? Même dans leurs vitres rien ne s’azure ?

Ont l’air d’une communauté

En oraison,

À genoux dans l’eau qui se moire ;

Et les reflets des murs sont des cassures

De robes noires…
Les canaux vont se prolongeant comme des nefs.

Les maisons restent prosternées,

Ville entrée en religion ;

Pour quels chagrins ou quels griefs ?

Pour avoir vu mourir quels rayons

Ou se rompre quel hyménée ?

Pour avoir subi quel déclin,

Quelle chute du haut de la gloire,

Pour être veuve avec quels orphelins,

Pour s’être vue en deuil dans quels miroirs ?

Ah ! comme le destin est rapide à changer,

Ruine immédiate et déjà quotidienne

Qui lui fit tout de suite, en ce temps-là, songer :

« Est-il une douleur comparable à la mienne ? »
Ô mélancoliques maisons,

Maintenant sans mémoire,

Qui ont cessé de regarder les horizons !
Naguère elles étaient des reines,

Avec un luxe en fleur de pierres ciselées ;

Voici qu’elles ont

Des robes noires,

Chœur de béguines en neuvaines

Pour on ne sait quel Jubilé…
La ville entière a pris le voile,

Priant dans les nefs des canaux ;

Et, pour l’oubli de ses misères

(En les touchant des doigts dans l’eau),

Elle égrène une à une les étoiles

Comme les grains intermittents d’un grand rosaire.
VII
Ce gris mélancolique est fait de blanc et noir !
Mystérieux mélanges :
Le poêle noir des catafalques

Avec les langes.
La lune aux feux d’ivoire

Qui se décalque

Dans les sombres canaux, le soir.
La neige aux clairs papillons par essaims

Et les corbeaux noirs des tocsins.
Car c’est la ville que la neige aime d’amour,

Elle y répand sa manne…

Et c’est la ville aux mille cloches dans les tours.
Or, de ce blanc et noir, un gris si triste émane !
Un gris fait de blanc et de noir,

Fait du noir des soutanes

Et du blanc des cornettes,

Un gris, formé de vos robes, ô vous, les prêtres,

Un gris, formé de vos linges, religieuses ;

Couleurs contagieuses

Des uniques passants y traversant les soirs !
VIII
Le Beffroi, durant la journée,

Porte avec orgueil son cadran clair ;

C’est sa médaille de roi du tir,

C’est son scapulaire brodé,

C’est sa croix pectorale

D’évêque qui domine un vaste diocèse.
Quand le jour va finir,

Debout dans l’air,

Le Beffroi se souvient du passé et s’exalte !

À d’autres la mémoire est lourde et les ans pèsent !

Il est toujours lui-même ;

Et, dans son armure de briques,

Il se rêve héroïque.
Le crépuscule devient blême ;

L’ombre peu à peu s’accroît

Et s’attaque au Beffroi ;

Mais lui se défend, songe

À ses fastes célèbres.

Il lutte contre l’assaut des ténèbres

Et l’or vaste de son cadran,

Parmi les pierres trop dociles s’encadrant,

Est un bouclier grâce auquel il se prolonge !
Mais l’ombre triomphe !

La nuit règne ; et le Beffroi sent

Sur ses pierres, qui sont nocturnes

Comme le firmament,

Son cadran luire pâlement

Comme un globe mort, comme une autre lune.
IX
Miracle de la neige ouatant la Ville Grise :

La neige tombe sur la ville lentement,

Comme un retour d’enfance, un rajeunissement,

Une layette dans le jardin d’un hospice.
Ah ! tout ce blanc épars ! Illusion d’avril !

Innocence ! Et le long des quais ces ganses blanches

Qui soudain ont fait croire au cygne en exil

Que c’était la Noël ou que c’était dimanche.
Trop courte joie, hélas ! qu’interrompent les mantes !

La rue était déjà blanche comme un parloir ;

Mais revoici venir les mantes inclémentes

Qui tachent ces blancheurs de leur noir nonchaloir.
La rue était aussi blanche comme un dortoir,

Tel qu’il en est d’angéliques au béguinage ;

Mais revoici passer les mantes en voyage ;

Ô le parloir, ô le dortoir, tachés de noir.
La neige n’est plus gaie et s’afflige en voyant

Les mantes affluer en lents itinéraires

Servantes de la Mort, Pleureuses la souillant,

Qui semblent apprêter des pompes funéraires.
C’est un deuil blanc d’enfant qu’elle-même suggère…

Est-elle faite encor de flocons ? Ah ! voyez !

C’est plutôt le duvet et les plumes légères

Des cygnes qui, mourant, s’y seraient effeuillés !
X
Des mantes ont passé dans le vide des rues

Oscillant comme des cloches parmi le soir ;

On aurait dit, au loin, des cloches de drap noir

Tintant aussi des glas, et peu à peu décrues…
Des cloches ont tinté, graves d’être pareilles

Aux mantes, et d’aller selon un rythme égal ;

On aurait presque dit d’autres petites vieilles

Qui cheminaient dans l’air en robes de métal.
XI
La ville de plus en plus se délabre

Dans le soir morne où c’est de la cendre qu’il pleut ;

Seuls les cygnes sont lumineux

Et brillent comme des candélabres.
Ils sont des lampadaires

Dont la flamme est bougeante

Sur les canaux qui s’en argentent ;

Et tout prend un air légendaire.
Les vieilles maisons sans âge

Sont à genoux sur l’eau,

Comme sur un tombeau.

Est-ce un pèlerinage ?
L’eau coule un peu sous les arches

Des vieux ponts ;

On dirait une foule qui se met en marche

Vers l’horizon.
Les vieilles maisons ambiantes

Ont un aspect humain ;

Ne sont-ce pas des mendiantes

Au bord du chemin ?
Et le silencieux cortège s’achemine

Vers quelle Grotte ou quelle Vierge ?

On voit briller les cygnes

Comme des reposoirs de cierges.
Obtiendra-t-on le miracle enfin

Et que la ville soit guérie ?

Il flotte on ne sait quoi d’un peu divin ;

Tout s’apparie…
Les vieilles maisons oublient leur misère

Les cygnes sont plus lumineux ;

On dirait qu’une lampe est en eux ;

Les étoiles se groupent en rosaire.
Ô procession unanime

Pour sauver la ville qui meurt ;

Les maisons, les cloches, les cygnes,

Tout s’achemine vers la Lune en Sacré-Cœur.
Pèlerinage qui supplie

Pour éviter le grand désastre ;

Et qui s’en va, au loin, communier des astres,

Ciboire de la Nuit aux millions d’hosties !
XII
Le brouillard indolent de l’automne est épars…

Il flotte entre les tours comme l’encens qui rêve

Et s’attarde après la grand’messe dans les nefs ;

Et il dort comme du linge sur les remparts.
Il se déplie et se replie. Et c’est une aile

Aux mouvements imperceptibles et sans fin ;

Tout s’estompe ; tout prend un air un peu divin ;

Et, sous ces frôlements pâles, tout se nivelle.
Tout est gris, tout revêt la couleur de la brume :

Le ciel, les vieux pignons, les eaux, les peupliers,

Que la brume aisément a réconciliés

Comme tout ce qui est déjà presque posthume.
Brouillard vainqueur qui, sur le fond pâle de l’air,

A même délayé les tours accoutumées

Dont l’élancement gris s’efface et n’a plus l’air

Qu’un songe de géométrie et de fumées.
XIII
Plus qu’ailleurs on y songe au vide de la vie,

À l’inutilité de l’effort qui nous leurre ;

Rien par quoi la tristesse un peu se lénifie

Et rien pour désaffliger l’heure !
Toujours les quais connus, les mêmes paysages,

Les vieux canaux pensifs qu’un cygne en deuil effleure ;

Sans jamais d’imprévu ni de nouveaux visages

Donnant une autre voix à l’heure !
Et toujours, avec des langueurs équivalentes

À celles de la pluie automnale qui pleure,

Quelque moulin, vers la banlieue, aux ailes lentes,

Qui tourne et semble moudre l’heure !
XIV
Douceur du passé qu’on se remémore

À travers les brumes du temps

Et les brumes de la mémoire.
Douceur de se revoir soi-même enfant,

Dans la vieille maison aux pierres trop noircies,

Dont le pignon est en forme de mitre ;

Douceur de retrouver sa figure amincie

D’enfant pensif, le front aux vitres…
On se revoit l’enfant qu’on fut

Et qui écoutait

Les lointains angélus,

Et qui regardait

L’eau que les reflets ont nacrée

Et les bateaux que nulle aventure ne grée.
A-t-on été cet enfant que voilà ?

Silencieuse et triste enfance

Qui jamais ne rit ;

Enfant trop pâle et qui s’étiola

Derrière les vitres, comme à l’infirmerie !
Enfant trop pâle et trop de connivence

Avec les cloches

Dont le chant morne en lui continuait ;

Avec les cygnes

Tristes et blancs, comme une fin de noce ;

Avec les nuées

Qui l’emmenaient dans un départ de mousseline…
Enfant trop nostalgique et qui se sentait triste

À voir passer les doux séminaristes ;
Enfant trop frêle et qui se sentait orphelin

À voir gesticuler comme en détresse les moulins ;
Enfant qui ne jouait jamais, enfant trop sage

Guettant dans les miroirs on ne sait quel passage.
Enfant dont l’âme était trop atteinte du Nord,

Qui déjà pensait à la mort.
Ah ! ce noble, ce pur enfant qu’on a été

Et qu’on se remémore

Toute sa vie et jusque dans l’Éternité !
XV
Soirs de ma ville morte ! Oh ! mes beaux soirs anciens

Où la lune, prenant à son tour l’air chrétien,

Semblait une béguine en prière sur l’eau,

Qui s’avançait ensuite en un grand nonchaloir

De canal en canal, comme dans des parloirs,

Pâle sous la cornette ample de son halo !
XVI
Ah ! ces voix du pays ! ces rappels du passé !

Tant de reflets enfuis dans un miroir cassé !
Toujours l’obsession d’un ciel gris de province

Où quelque girouette inconsolable grince !
L’absence ! Et ces gouttes de son du carillon

Qui nous asperge l’âme avec son goupillon.
Fumée en route, et dont la soie un peu pâlie

En rubans bleus, à notre enfance nous relie ;
Parfum ancien, venu dans l’air, un peu moisi,

Tout cela qui chuchote un doux « revenez-y ! »
XVII
Toute la belle histoire est une souvenance !

Les cygnes pleurent sur l’eau où se mirent les toits

Rien ne se recommence

Et tout n’arrive qu’une fois.
Tout est déjà comme si rien n’avait été ;

La ville abdique

Et les cygnes ont un air héraldique

Et les tours sont dans l’air comme un grand cri sculpté.
Les reflets parmi l’eau s’évaporent,

Ainsi le fard sur un visage ;

Et ce vieux décor est sans âge ;

L’eau devient incolore.
Toute la belle histoire est finie,

L’ancien faste et la mer baignant le pied des tours ;

La mer est partie

Comme un amour…
Déjà le souvenir en est vague ;

La ville est une veuve ;

Comment recommencer les vagues

Et se remettre aux doigts des bagues neuves ?
La ville rêve au beau passé qui finit mal.

Elle appelle… Et rien ne répond.

Silence de l’air ! Les vieux ponts

Sont comme un catafalque en deuil sur le canal.
La ville se résigne,

Appareillée avec les quais,

Et prend exemple sur les cygnes

Qui sont un vaste vol cargué.
Les cygnes mi-barque, mi-aile,

Presque redevenus des oiseaux de blason,

Dans cet air de veuvage et d’arrière-saison

Où seul le clair de lune un peu les emmielle !
XVIII
La neige est d’innocence et de miséricorde ;

Est-ce l’aile d’un invisible séraphin

Qui dissémine un blanc duvet presque divin ?

Miracle ! La blancheur de la neige concorde

Avec ce deuil de crêpes noirs qui règne ici.

La neige se dépêche à travers l’air transi

Pour venir au secours de la ville assoupie

Dont les maux sans espoir par elle sont pansés

Comme si ses flocons étaient de la charpie.

Ô la neige, tombez, la neige, assoupissez,

Vous l’endormeuse, avec vos musiques mineures,

La ville et la douleur de ses vieilles demeures ;

Bonne neige, tombez sur la ville, tombez ;

Ainsi qu’une pitié, tombez des cieux plombés ;

Bonne neige, tombez en chutes amorties

Sur la ville qui meurt dans les brouillards du nord ;

Patronne du Silence et de la Bonne Mort,

Apportez-lui vos rafraîchissantes hosties !
XIX
Les mantes sont d’accord avec les soirs funèbres,

Les tristes soirs brumeux qu’elles ont ennoblis,

Soirs de Toussaint où la ville s’immobilise

Et se tisse à soi-même un silence d’église,

Ô mantes comme un orgue aux longs tuyaux de plis !
? Et les mantes aux plis d’ombre chantent Ténèbres.

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Les Femmes en mante
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